22- Les passeurs – Les caresses du botelher

Leurs mains passaient la journée à caresser tout ce qu’ils faisaient, alors que leurs allures offraient des visions d’hommes rustres jusqu’à la sauvagerie. Ils étaient vêtus de guenilles sales et déchirées où, dans les trames des tissus de moleskine qui les recouvraient, s’étaient mêlés lait caillé, herbes écrasées, bouses de vache, transpiration, poils de chiens et de bovins, poussières grasses ou légères qui donnaient du brillant à leur tenue. Ces dernières semblaient vissées sur leurs chairs. Le béret n’avait de forme que celle de leur crâne. Plaqué là depuis une éternité, son feutre avait fait tous les efforts du temps …

21 – Les Passeurs – Silence de lumière

Avant d’arriver chez lui, sachez qu’il est magasinier dans une grande entreprise des Ancizes, célibataire, ne supportant pas les chiens et qu’il avait toujours vécu avec sa mère, disparue il y a cinq ans. Depuis sa mort, il occupe une petite maison des Combrailles ancrée dans un bourg qui ne s’est jamais développé. Avant même d’avoir frappé à sa porte, une voix nous dit : – Il n’est pas là, c’est trop tôt, il arrive à sept heures cinq à une minute près. – Nous allons l’attendre. La voix avait surgi de nulle part et disparut d’égale manière. A sept …

20 – Les Passeurs – Un Violoneux dans la Ville

A sa retraite, il quitta son village pour habiter avec son fils à la ville. Lorsqu’on a passé sa vie sur le plateau d’Allanche, dans un petit hameau nommé Mouret-de-Chalinargue, à faire de la menuiserie et du violon, la cité aurillacoise doit vous apparaître comme un animal tentaculaire et impénétrable. Quelle place trouver – ou se fabriquer – dans un monde inconnu et si loin de ses habitudes ? Petit à petit, à force de balades, les bords de la Jordanne font office de ports avec leurs bancs alignés, les allées de marronniers, et tous les anciens qui, comme lui, promènent …

19-Les Passeurs – sur l’épaule de Ségurel

Pour sûr c’était bien fini. Jamais plus, il ne retrouverait le temps des bals comme il l’avait connu. Après avoir longtemps attendu, il se résolut à l’acheter. Il avait choisi le plus robuste et le plus puissant pour que le son se rapproche de celui des instruments. Ce son, il l’avait là, dans la tête. – Et avec ça … Vous avez des cassettes pour votre magnétophone ? – Qu’est ce que vous me conseillez ? – Cela dépend de vos goûts. – Je voudrais de la musique à danser du « pays ». – J’ai une cassette de Jean Ségurel que …

18 – Les Passeurs – Le chant n’est que silence

A marcher sur mon ombre, j’étais arrivé à être persuadé de traverser des eaux en appui sur de grandes feuilles sombres. La maison était au fond de l’allée et semblait osciller. Mes pensées étaient déjà loin lorsqu’il me salua. Nos mains sont restées longtemps l’une dans l’autre et sa peau brune faisait apparaître la pâleur de la mienne. Sur le banc adossé à la façade, la discussion prit place. Il chanta s’adressant face à lui. Je ne le voyais que de profil. Je suis resté des heures à l’écouter chanter, tentant de m’accrocher à l’essentiel. Désormais, je porte ce souvenir …

17 – Les Passeurs – Un vélo dans le cabourlot

-Ce n’est pas la peine, n’y allez pas. -Vous parlez bien du musicien qui joue de la cabrette et de la vielle à la sortie du village ? – C’est bien de lui dont je vous parle et je vous redis de ne pas y aller. – Nous voulons seulement l’entendre et le voir jouer de ses instruments, pour le reste… – Comme vous voudrez, je vous aurais prévenu. Par contre, si c’est des musiciens que vous cherchez, j’en connais d’autres et qui savent la musique. – Ce n’est pas utile. – Je comprends, mais pour nous, c’est une honte …

16 – Les Passeurs – Le Piège de la Chanson

Sa voix s’accrochait à ses reins comme un filin,s’étirait et s’écartait comme le lancé d’un épervier. Prise au piège de son expression changeante, placée sur le fil du texte, Marie-Jeanne nous embarquait inexorablement dans des récits d’une douce banalité. Elle mesurait ses effets, conduisait en maître assuré la pyramide d’images, l’arbre aux mille bougies, le temps de la chanson hors du tournoiement obligé de la pendule qui tintait régulièrement sans que personne ne l’entendît. Seul son rire nous sortait de ses tessons brûlants pour la trouver prête à la question nouvelle. C’est alors qu’elle semblait s’écrouler sur la table, la …

15 – Les Passeurs – Un Eternuement d’Etincelles

Il n’est pas vrai que le chat dort, il patiente avant d’aller dehors. L’habitude voulait qu’il sorte pour défaire et retracer l’infini du cercle, mais depuis quelques jours, il se contentait d’un point, un effet du temps qui lui fixait sa place dans l’univers. Martial Ceppe le regardait depuis des heures dans l’attente d’un dernier clin d’œil. Les chats ont des réserves de vie et il suffisait d’espérer qu’il n’eut pas utilisé sa septième cartouche. En marchant sur les feuilles, nous avons approché sa maison perdue dans les bois de Haute-Corrèze, telle la caverne d’un ours qui hiberne. Le « frappé » …

14 – Les Passeurs – Les mains sur le visage

Les vieux, on croit qu’ils chantent mais en fait, leur chant n’est qu’une prière qu’ils adressent à leurs souvenirs. Leurs corps s’en vont comme leurs apparences, menacées par la fuite de leur image. Petit à petit, ils disparaissent devant un miroir qui s’agitant pareil à la surface de l’eau absorbe le reflet de leur vie. Leurs voix s’enfuient également, s’étiolant identiques à la source qui se tarit. Les derniers filets de leurs musiques s’échappent, mettant tous les jours un peu moins en vibration un voyage intérieur et secret où rien ne semble avoir changé et où l’agitation de leurs esprits …

13 – Les Passeurs – La Danse des ombres

Sur l’échine des montagnes qui entourent Pradier, surplombant une partie du Cézalier, la Deux-Chevaux tirait son chargement. Dans ce pays-frontière entre le Cantal et le Puy de Dôme, le paysage semblait suspendu. Tout n’était que trace humaine et sentiment d’abandon : désert de verdure oublié de toute envie de s’y étendre. Peut-être une terre sacrée qu’il était interdit de fouler. Toujours est-il que notre bonhomme était censé habiter un de ces burons. Il y était depuis le mois de mai et n’en reviendrait qu’en octobre. Notre impatience ayant fait le choix, nous allions à sa rencontre. Le plan était sommaire mais …