Sur l’échine des montagnes qui entourent Pradier, surplombant une partie du Cézalier, la Deux-Chevaux tirait son chargement. Dans ce pays-frontière entre le Cantal et le Puy de Dôme, le paysage semblait suspendu. Tout n’était que trace humaine et sentiment d’abandon : désert de verdure oublié de toute envie de s’y étendre. Peut-être une terre sacrée qu’il était interdit de fouler. Toujours est-il que notre bonhomme était censé habiter un de ces burons. Il y était depuis le mois de mai et n’en reviendrait qu’en octobre. Notre impatience ayant fait le choix, nous allions à sa rencontre.
Le plan était sommaire mais lorsqu’il n’y a rien, ni repère, ni homme, ce devrait être facile de le trouver. La 2 CV s’arrêta lorsque le chemin ne fut praticable que par des pas assurés. Barrière franchie avec magnétophone, instruments de musique et rien d’autre, nous partîmes avec nos chaussures de ville dans les herbes et la bouse de vache. Tout autour, le même enchevêtrement de formes lascives, tout autour, les mêmes dunes où se perdait le regard. Le chemin devenait long, pesant et décourageant : était-il possible de faire demi-tour et de retrouver notre point de départ ? Evitant de parler pour ne pas nous transmettre notre défaitisme, nous avancions en chenilles processionnaires. Le monde était comme à l’envers. Il fallait se réveiller, mais de quoi ? et où ?
Si nous avions accéléré le pas, le paysage d’une vague à l’autre nous aurait saoulés. C’est pourtant tout en haut d’une écume d’herbe qu’une voix nous parvint. Sur le moment, nous crûmes à un appel intérieur. Ce n’est qu’à son renouvellement que nous nous sommes arrêtés et avons cherché la direction d’où nous parvenaient ces mots jetés dans l’air avec élan. Rien dans la lumière qui éclatait devant nos yeux. Puis au loin, un point sombre et encore cette voix nous parvenant en ricochets pour enfin inscrire un message compréhensible :
– Où allez-vous ? … Qui êtes-vous ? Qu’est-ce que vous voulez ? …
Nous avons tenté de répondre dans une direction qui nous paraissait la bonne.
– On vient pour vous voir… pour les chansons… pour la musique…
Nos voix partaient et semblaient nous tomber sur les pieds, alors que la sienne prenait de plus en plus de place dans l’air, emplissant l’espace qui nous séparait de lui.
– Qui êtes-vous ? Qui vous envoie ?…
La réponse partit sans la moindre réflexion.
– C’est nous… On arrive…
Et encore sa voix en écho. Durant notre approche, nous vîmes se dessiner les formes d’un homme devant un habitat préhistorique fait de roches enchevêtrées et superposées les unes sur les autres :
– Où allez-vous ?… Qu’est-ce que vous voulez ?… Qui êtes-vous ?…
Lorsque nous le distinguions avec plus de précision, il disparut dans un trou placé sur le côté du buron. Arrivés, nous nous sommes retournés pour mesurer la vision qu’il avait pu avoir, là où il nous avait interpellés. Encore une fois, rien, mais rien du tout. Beaucoup trop loin pour distinguer quoi que ce soit.
– Y’a quelqu’un ?
– Je ne me suis pas envolé, rentrez.
Nous nous sommes avancés, puis nous nous sommes risqués à franchir le seuil de la grotte. Tout était noir. Avec un peu d’acclimatation, nous pûmes repérer des formes, des nuances de gris et notre vacher chanteur : s’il chante comme il appelle, les murs auront du mal à résister à la poussée…
Il fallut se présenter et tout dire à plusieurs reprises : nos noms, le pourquoi de notre démarche, nos parentés, la marque de notre voiture et le fonctionnement du magnétophone. Après qu’il eût entendu en direct nos voix mêlées à la sienne restituées par la bande magnétique, il s’assit sur un banc et nous invita à en faire autant de l’autre côté de la table.
Il chanta et lorsque vint le soir, après nous avoir demandé de nous munir de nos instruments – cabrette et accordéon -, il sortit, hurla comme un loup en détresse en direction des points cardinaux, puis il rentra. Une demi-heure plus tard, le Nord, le Sud, l’Est et l’Ouest frappèrent à la porte : quatre hommes semblables à celui que nous avions devant nous, posèrent leurs bérets et prirent place devant les verres disposés sur la table. Au son de la musique, ils se jetèrent dans la danse et déployèrent la voilure d’un trois mats armé pour le Cap Horn dans une pièce de vingt mètres carrés dont le plafond culminait à un mètre soixante-quinze. Là, il fallut jouer bourrées sur bourrées et les regarder fascinés, monter dans les cordages, bondir dans les gréements et, tout en haut des focs et des huniers, sauter toutes ailes dehors pour rejoindre le pavé de la salle.
L’excitation montait et du mutisme dans lequel la soirée avait débuté, des voix incompréhensibles mâchant une langue oubliée qui ne s’adressait qu’à eux, envahissaient l’air devenu dense, épais et fiévreux. Ils poussèrent des cris déchirants où les aigus s’entrechoquaient au point de briser des vitres absentes et leurs corps désarticulés semblaient passer à travers les murs pour resurgir d’entre les pierres.
A chaque fois qu’ils se levaient pour rejoindre la danse, ils plantaient leurs couteaux dans l’épaisseur de la table. La tension se cristallisait. Vint le moment où ils retirèrent leurs ceintures, les croisèrent au sol pour dessiner des croix et sur ce signe, il tournoyèrent avec une légèreté surprenante. La danse était loin, perdue dans des gestes qui mettaient les hommes en lévitation au-delà de leurs craintes et de leur désir de comprendre ce qu’il y avait dans le ciel au-dessus de leur buron.
Nos girouettes partirent et, silencieux, après avoir fini son verre qu’il contemplait comme une survivance, notre homme sortit à son tour.
Devant la porte, après avoir respiré profondément, il poussa des cris qui déchirèrent la nuit. Des cris destinés à saluer ses compagnons, mais qui s’adressaient à des personnages enfouis en lui, dressés dans la nuit et montant jusqu’aux étoiles. Des ombres immenses, des visions de rêve allant à pas lents s’endormir ailleurs, après une danse qui avait fait trembler tout le massif du Cézalier.
– Merci pour tout… Maintenant, il faut que l’on rentre.
– Il fait trop nuit, vous coucherez ici. Je vais vous installer un coin au-dessus, dans le fenil.
Allongés dans le foin qui traversait nos vêtements et ne cessait de nous démanger, nous nous sommes endormis.
Le lendemain, après un bol de lait qui avait goût de gentiane et de réglisse, nous partîmes sur un sentier tremblant où palpitaient nos émotions d’enfants revenant du centre de la terre. La 2 CV était bien là, le nez au vent, quant à nos chaussures de ville, elles furent jetées dès notre arrivée.
Placé tout en haut de l’échine du Cézalier est un homme qui marche au milieu des ombres.