Il n’est pas vrai que le chat dort, il patiente avant d’aller dehors. L’habitude voulait qu’il sorte pour défaire et retracer l’infini du cercle, mais depuis quelques jours, il se contentait d’un point, un effet du temps qui lui fixait sa place dans l’univers.
Martial Ceppe le regardait depuis des heures dans l’attente d’un dernier clin d’œil. Les chats ont des réserves de vie et il suffisait d’espérer qu’il n’eut pas utilisé sa septième cartouche.
En marchant sur les feuilles, nous avons approché sa maison perdue dans les bois de Haute-Corrèze, telle la caverne d’un ours qui hiberne. Le « frappé » de la porte déplaça quelques craquements qui vinrent juste derrière cette épaisseur de bois désarticuler la serrure. La porte s’entrouvrit pour laisser passer l’éclat d’une bougie.
La flamme éclairant son visage par le bas, elle donnait au personnage que nous venions voir des allures de monstre. Nous eûmes un tel frisson que ce dernier nous traversa le corps, pour se répercuter dans le chêne qui bornait un angle du jardin et la fin du chemin, puisqu’il agita soudainement le balai de ses branches, et ce, à l’abri du vent.
– « Ah ! C’est vous ?…Finissez d’entrer…Je ne vous attendais pas. »
Après avoir fait demi tour, il nous entraîna, ainsi que la lueur de sa bougie, dans un espace encore plus noir. Des ombres parcouraient les poutres du plafond comme des lutins. La lumière m’ayant troublé à l’ouverture de la porte, l’obscurité était encore plus grande dans la pièce. Ne sachant pas où se trouvait le mobilier, n’ayant aucune idée sur la disposition des lieux, je préférai fermer les yeux et tendre alternativement un de mes bras pour éviter de rejoindre le plancher. La voix de Martial servait de guide. Au bout de quelques secondes, je pus distinguer les masses qui constituaient cet environnement.
Nous nous dirigions alors vers la cheminée où un feu réduit à quelques brindilles entretenait une braise grosse comme le poing. Après s’être assis autour de ce repère alors qu’on aurait apprécié sa chaleur, Martial saisit un tube dans lequel il souffla en direction du foyer qui se secoua et produisit des éternuements d’étincelles et une lumière suffisante pour dessiner les traits de notre hôte.
L’hospitalité renouant avec ses rites, il ajouta du bois et, dans le cercle de chaleur et de rayonnement qui désormais nous couvrait, nous avions l’impression d’être dans une sphère où l’inconnu à traverser se trouvait être le reste de la pièce.Pour ponctuer le silences, nous parlions de musique, plus exactement nous le faisions parler de sa musique et de ses rencontres avec ces violoneux dont il était.
Il parlait doucement, sans réfléchir, tous les mots étaient près de lui. Il n’avait pas besoin de se lever pour aller les chercher dans de fausses histoires. Dans cette maison sans eau, sans électricité, nous étions bien assis sur la terre.
Après avoir fait le tour des violoneux de son pays, après avoir fait le trajet avec lui à Paris où il travailla, après avoir marché dans la neige et fait danser, il nous parla d’un violoneux du Cantal. Il nous parla du père Fenou qu’il rencontra après avoir joué avec ses fils. Il nous dit toute la force de cet homme et de sa musique, même qu’il le revoyait encore, que ça lui était resté là. La Dordogne avait donc été traversée pour le travail et pour le plaisir. Quant à la musique, il l’avait emporté pour la garder. Même à la nage, utilisant son violon comme nageoire, il aurait franchi la rivière pour planter cette musique dans son jardin. Il se serait couché pour l’écouter s’enraciner. Il se serait caché pour la préserver. Il se serait sacrifié pour la donner.
Lorsqu’il ouvrit les portes de l’armoire, le violon était sur les draps, comme un enfant. Il joua avec ce style saccadé, fait de gestes nerveux, des bourrées dégagées. L’écho que renvoyait le violon d’Olivier le stimulait, le poussait dans ses retranchements où tout était alors mis sur la table : toute sa vie dans une mélodie.
Puis il se redressa, il nous invita à manger.
La lampe pigeon fut allumée et, pour mieux éclairer le bout de saucisson et de camembert qu’il nous offrit en s’excusant de ne pouvoir faire mieux, il la plaça au-dessus d’un kilo de sucre.
La soirée s’est estompée au fil de l’huile qui se consumait et aucun de nous ne s’est souvenu du départ de l’autre.
Nous sommes nous seulement rencontrés, ou l’avons nous rêvé ?
Dans une autre de ses vies, le chat pourra peut-être à son tour nous le dire lorsque nous serons enroulés à ses pieds.