La voiture fut abandonnée au bord de la route. Les instruments sortis du coffre, les deux compagnons s’enfoncèrent dans le chemin qui n’était praticable qu’à pied ou par un attelage d’ovins possédant parfaitement le sens de l’équilibre au vu des fondrières que le ravinement des eaux avaient réalisées dans les parties sablonneuses du parcours.
Avalé par la pente, le sentier s’accrochait inexorablement aux bruyères qui tenaient une terre fine déposée sur les couches de schistes constituant le socle du paysage.
Au sortir d’un petit bois de bouleau, des prairies d’une douceur enfantine apparurent bordées par des fruitiers maintes fois centenaires protégés au Nord par une barbe de lichens. Un espace qui sentait la présence humaine au point d’éternuer : les haies étaient taillées au cordeau, le chemin soudainement parsemé de rustines de pierre pilées, les jeunes fruitiers greffés, les rigoles nettoyées où courrait une eau gazouillante et claire.
Ils étaient là au milieu des foins disposés en andains dans un pré au-dessus du chemin. Maurice Pignol et Béatrice, sa femme depuis plus de cinquante ans, poussaient et faisaient rouler les herbes sèches jusqu’au bord du mur sous lequel ils avaient tendu deux toiles dont l’une paraissait immense.
Jean-Michel et Frédéric les regardèrent un long moment travailler dans le silence et la précision de leurs gestes. Le foin mis en meules, ils plantèrent les râteaux, l’antenne dressée vers le ciel et Maurice prit une large fourche à trois dents pour envoyer le fourrage au milieu des toiles.
Il commença par la plus petite et avant même qu’elle fut recouverte de ray-grass, de trèfles et de luzerne, sa femme s’était déplacée pour se retrouver dans le chemin, face au premier tas. Le foin quittait le haut du talus par paquets et tombait deux mètres plus bas, produisant un nuage de fumé odoriférant qui partaient dans la vallée éclatant la lumière en mille grains.
Décidant que le compte y était par un sens de la pesée qui reste mystérieux, elle s’approcha.
D’une main elle saisit un angle de la toile, fit un pas et se laissa tomber sur cet édredon de graminées. En tendant son bras libre, elle saisit la pointe placée dans la diagonale du tissu, la ramena à elle et noua les deux bouts. Elle se releva et procéda d’égale manière avec les deux autres coins. Désormais, un paquet de géants venait de bourgeonner sur le passage. Entre temps, l’autre tas s’était élevé et Maurice avait déjà entrepris les mêmes gestes que sa femme. En un clin d’œil, un autre champignon était né.
Avant qu’ils ne passent les paquetages du sol à leurs épaules, Jean-Michel et Frédéric leur dirent bonjour. Le couple se retourna et leur rendit leur salutation
– Comme ça, on se promène ?
– Oui, presque
– Vous avez raison d’en profiter, un si beau soleil. Il y a longtemps que ça nous était pas arrivé. Pour le foin, c’est idéal, du dessert pour les vaches et les moutons.
– En fait, on venait vous voir
– Je m’en suis douté quand j’ai vu vos violons. Vous n’avez qu’à nous suivre.
Maurice et Béatrice s’accroupirent, le dos placé contre leurs paquets gigantesques. Ils se penchèrent légèrement pour aller chercher derrière leurs épaules le nœud qu’ils avaient réalisé avec les coins de la toile, le ramenèrent à eux et d’un coup de rein le tout se trouva à la verticale.
Le haut de leurs corps enfoui dans l’enveloppe laissait apparaître leurs jambes qui glissaient le long du chemin. Deux escargots partaient doucement dans la pente.
– C’est pas trop lourd ?
– Ca dépend de la manière dont on le porte. Avec la fourche plantée sur le devant, le colis est en équilibre.
En effet, le manche de leurs outils faisaient balancier leur donnant, cette allure de gastropodes parsemant derrière leur passage des brins d’herbe abandonnés au vent.
Soudain la voie s’ouvrit sur une petite allée de tilleuls au bout de laquelle la maison faisait un angle avec la grange et l’étable. Tout était posé sur le gazon, tout était calme et serein alors qu’en direction de la bordure de vergnes et de coudriers, un ruisseau jouait sans répit de la musique baroque. Noyé dans les cascades de ses ornementations, il nous accompagna jusque dans l’intérieur frais de la cuisine.
– Un peu de musique ne nous ferait pas de mal. Béatrice, peux-tu nous offrir quelque chose à boire ?
Les verres et le pichet d’eau posés sur la table, la bouteille de grenadine vint plus tard. Maurice, après avoir disparu dans une autre pièce, réapparut avec son violon et s’installa à cheval sur le banc de l’autre côté de la table où se trouvaient les deux visiteurs. Béatrice s’était retirée dans un angle de la pièce près de la fenêtre qui donnait sur la cour et, debout à côté de sa chaise, observait la scène avec attention.
– Qu’est ce qu’on lui fait dire ?
– Ce que vous voulez, une bourrée
– Pourquoi pas, il n’y a que ça de vrai
La musique partit avant même que sa phrase soit ponctuée. Une musique appuyée, forte, presque musclée, énergique et mesurée sortait de son instrument. Les sons qui parvenaient à Jean-Michel et Frédéric leur étaient familiers et, en même temps, étrangers. Des sons râpeux, rauques, sourds et puissants à la fois, faits de contraintes inhabituelles. Une forme de sauvagerie jamais rencontrée. Des sons d’intérieur de cage thoracique, de puits perdus, de fonds des temps, des sons à réveiller des instincts oubliés, des souvenirs d’avant soi.
Ce n’est qu’au bout de quelques mesures qu’ils comprirent ce qui se passait.
Maurice jouait sans les crins, sans la mèche de son archet. Seule la baguette colophanée portait sur les cordes.
– Quand nous avons repris la ferme avec ma femme, j’ai trouvé ce violon qui devait sûrement appartenir à l’un de mes ancêtres. J’ai appris tout seul. A cette époque, il y avait longtemps que les derniers violoneux avaient disparu, remplacés par des accordéonistes. J’avais le violon, je m’y suis essayé et voilà.
– C’est incroyable, nous n’avons jamais vu une chose pareille.
– Pourquoi, vous jouez différemment ?
– Non, pas du tout, mais il manque une partie à votre archet.
– Laquelle ?
– Nous allons vous montrer
Jean-Michel et Frédéric sortirent leurs instruments et jouèrent à leur tour.
Maurice fut subjugué par les sons qui lui parvenaient, souples, amples et nuancés. Des sons familiers, jamais entendus mais toujours désirés.
Dès la fin du morceau, le regard fixé sur l’archet de Jean-Michel, il était évident qu’il mourrait d’envie d’essayer. Jean-Michel lui tendit l’objet avant qu’il lui en fit la demande. Il le prit avec précaution et l’observa.
– Je suppose qu’il ne faut pas toucher le crin avec les doigts ?
– Il vaut mieux éviter, vous pouvez l’essayer avec votre violon.
– Cela ne vous dérange pas ?
– Pas du tout. Allez-y.
La rencontre de son violon avec cet archet lunaire sembla ne pas pouvoir s’opérer, tellement la tension était grande. Etait-ce nécessaire de provoquer ce bouleversement ?
Devait-il faire cette tentative ou la rejeter pour préser
ver un univers dans lequel il avait trouvé son expression ?
Devait-il tout remettre en cause et tout recommencer au risque de se perdre et de ne plus atteindre le plaisir qu’il maîtrisait ?
Que devait-il faire ?
Dans la maison, tout le monde se posa la question en même temps. Tous désiraient qu’il fasse le pas et tous étaient soudain prêts à bondir sur lui pour lui arracher cet archet et le faire disparaître à tout jamais.
Alors que Jean-Michel allait lui dire que ce n’était peut-être pas nécessaire qu’il change de système, la mèche se coucha sur les cordes.
Les sons emplirent la pièce. Sa femme essuya discrètement quelques larmes et s’approcha de la table pour servir le sirop et l’eau dans les deux verres des invités. Maurice jouait, passant d’une mélodie à l’autre sans s’arrêter, sans lever l’archet qui restait immuablement collé aux cordes, de peur que le charme ne cesse jusqu’au moment où la pendule rappela l’heure qu’imposait la traite des vaches.
– Pensez vous que mon archet pourrait être remis en état et qu’il puisse fonctionner comme les vôtres ?
– Bien sur, nous avons un copain dont c’est le métier, si vous voulez nous lui confirons votre baguette à remécher .
– Je suis d’accord.
– En attendant qu’on vous le ramène, je peux vous en prêter un.
– Si ça ne vous fait pas défaut, c’est avec plaisir que j’accepte.
Histoire racontée par Michel Ponty, Limoges (87)