« C’est vieux vieux, ça! »

C’est comme ça qu’André Gatignol qualifie le morceau qui suit, une valse, enregistrée en Août 1984 à Saint-Genès-Champespe par Eric Cousteix.

Aucune indication sur l’apprentissage de ce morceau, de la personne qui lui avait appris. Pas d’autre valse qui ressemble à celle-ci repérée chez les autres violoneux du coin (en tout cas pour le moment…). Un grand mystère entoure ce morceau d’apparence si simple.

André Gatignol (cl. F. Breugnot, coll. AMTA)

Mais bien évidemment, en y regardant de plus près, la simplicité s’effrite rapidement. Si nous ne pouvons lever le mystère de la provenance éventuelle de cet air (nous faisons à ce titre appel à la connaissance de nos lecteurs!), nous pouvons en revanche le démonter pièce par pièce, afin de voir comment ses engrenages sont imbriqués. Amis musiciens, pardonnez-moi cette image « mécanique » un peu brute, mais l’exercice est pour le moins amusant et très instructif !

Commençons par jeter un oeil à la partition :

Nous l’avons écrite en Do (au lieu de Ré), car André Gatignol a l’habitude jouer environ un ton plus bas, l’accordage de son violon tendant vers Fa Do Sol Ré.

L’ambitus de la mélodie est assez resserré (à savoir une sixte mineure), du si médium au sol aigu. Nous ne comptons pas dans l’ambitus les doubles cordes (notées en plus petit) qui font office d’accompagnement. Il s’agit en fait d’une gamme de Do défective (le La est absent), organisée comme suit :

(SI) DO RE MI FA SOL

Le Si est entre parenthèses car il est utilisé seulement comme note de passage, en fin de phrase pour retomber sur la note Do qui définit le ton. Les autres notes apparaissent au moins une fois dans la mélodie en notes d’appui, sur une blanche notamment. L’organisation de ces 5 notes varie entre les deux parties (chaque partie correspond à une ligne de portée).

Chaque partie fait seize mesures, et est composée d’une phrase musicale répétée de huit mesures. Chaque phrase musicale est composée de deux motifs de quatre mesures chacun.

  • LE CAS DE LA PREMIERE PARTIE

Dans la première partie le Mi est omniprésent, sauf en fin de phrase. Il est appuyé avec insistance : il s’agit de la première note du morceau, il est tenu sur un temps fort (une blanche) à la troisième mesure, et sur les deux mesures suivantes, il est orné. Le Sol aigu apparaît deux fois en temps fort, et le Do en conclusion.

Ces trois notes constituent, si on les joue ensemble, un accord de Do majeur : DO-MI-SOL. L’insistance sur ces notes suggère donc en filigrane la présence de cet accord, d’autant plus lors de l’utilisation de doubles cordes : ex MI-SOL à la troisième mesure, ou DO-DO en fin de phrase. Nous y reviendrons.

Les autres notes (Fa, Si et Ré) sont par contraste moins présentes : Fa et Si sont des notes de passage; Ré est en temps fort sur l’avant dernière mesure de la phrase et en temps faible à la fin du premier motif. Ces notes, associées au Sol, font apparaître un second accord : Sol majeur septième SOL-SI-RE-FA. Le Fa est une coloration (l’accord de base étant Sol majeur : SOL-SI-RE) montrant la fonction de cet accord, qui sert de balancier au Do majeur, qui le prépare et l’amène.

De la même façon que le Si prépare et amène le Do dans la mélodie, le Sol majeur 7e prépare et amène le Do majeur.

Une question peut-être vous taraude : pourquoi parler d’accords, alors qu’il s’agit d’un morceau joué au violon, instrument mélodique par excellence ? je vous réponds : patience, patience, allons jusqu’au bout, vous allez comprendre!

On peut donc suivant l’importance de la présence des notes déduire pour chaque mesure l’accord sous-tendu. Cela nous révèle de façon claire la construction de la structure mélodique :

On voit que la couleur mélodique des deux motifs est inversée : le premier motif insiste sur les notes de Do majeur sur trois mesures et finit sur le Ré évoquant le Sol7; le second motif insiste sur les notes du Sol7 sur trois mesures et finit sur le Do. Cela crée un balancement : appui long sur trois mesures -suspension courte sur une mesures / suspension longue sur trois mesures – appui court sur une mesure. D’un point de vue du déroulé, c’est très intéressant : il se passe quelque chose quand les notes s’enchaînent de cette façon.

D’ailleurs, l’écriture rythmique suit ce modèle :

Le rythme est en effet parfaitement identique sauf sur les 4e mesures des motifs, qui correspondent aux changement de couleur mélodique, donc aux possibles changements d’accords.

Je dis « possibles », car les accords ne sont pas matérialisés. La dimension harmonique est alors assez pauvre : alternance de deux accords non matérialisés ! On ne peut donc pas parler d’harmonie pour ce morceau : la seule chose qui est véritablement matérialisée est un bourdon discontinu et alternatif correspondant aux doubles cordes.

Les doubles cordes font intervenir deux notes : Sol médium et Do grave. Le Sol appartient en substance aux deux accords précités, c’est pour cela qu’on le retrouve tout au long du morceau, le Do n’intervenant que sur la note finale, pour conclure.

La seule présence de ce sol discrédite l’aspect harmonique, le bourdon introduisant tout de suite une dimension modale. Avant d’aller plus loin et de proposer une résolution de cette contradiction, faisons un tour dans la deuxième partie.

  • LE CAS DE LA DEUXIEME PARTIE

D’emblée, la deuxième partie sonne comme une variation développée de la première, mais avec une organisation un peu différente. Voyons donc, en comparaison de ce que nous venons de voir, comment ça se passe ici :

Ce sont cette fois les notes de l’accord Sol7 qui sont le plus présentes, contrairement à la première partie. Nous retrouvons le « balancement » d’accords, mais cette fois identique dans les deux motifs : suspension longue (Sol7 3 mesures) – appui court (Domaj 1 mesure). Ce n’est donc pas harmoniquement parlant que les choses se passent, on l’a vu. Rythmiquement, nous constatons que la deuxième partie reprend le rythme de la première en le développant :

La troisième mesure des 2 motifs fait intervenir 3 noires au lieu d’1 blanche et d’1 noire. La seconde mesure du premier motif fait intervenir deux croches liées dans la valeur de la noire : cela donne un petit coup de fouet au morceau, mais ne constitue pas une différence flagrante. En clair, les deux motifs rythmiques de la deuxième partie sont presque identiques. Ce n’est donc pas non plus à ce niveau que les choses se passent.

Il y a autre chose, et c’est là que ça devient intéressant!

cl. F. Breugnot, coll. AMTA

… et que ça se corse! n’est-ce pas Mr Gatignol?

En écoutant comment vous jouez, et la façon que vous avez d’allonger les blanches, je me suis dis qu’il y avait quelque chose à gratter là-dedans.

Si l’on se concentre sur le dessin mélodique des blanches (donc des notes appuyées sur le temps fort) on voit ceci :

  • motif A1 : Sol – Mi – Ré : motif descendant suspensif
  • motif A2 : Sol – Ré – Do : motif descendant conclusif
  • motif B1 : Fa – Mi : motif descendant à peine plutôt suspensif (1/2 ton d’intervalle)
  • motif B2 : Sol – Do : motif descendant franchement et conclusif (une quinte d’intervalle)

La seule différence entre les deux motifs de la première partie tient juste à la suspension ou conclusion finale, avec un écart d’un ton (ré pour A1 et do pour A2)

Les deux motifs de la deuxième partie sont beaucoup plus contrastés : B1 joue sur le milieu de l’ambitus entre fa et mi, B2 joue sur les extrêmes : on remonte sur le sol après le fa et le mi, pour retomber aussitôt sur le do ! Ce sont les montagnes russes avec des variations de dénivelé!

Le violoneux joue avec cet aspect de la mélodie, mettant en exergue ces intervalles, auxquels il rajoute des obstacles, des aspérités : les ornements. La place des ornements introduit des appuis sur les temps faibles (le deuxième temps de la mesure). Dans la première partie, le premier ornement se situe sur le temps fort et introduit la blanche suspensive suivante, suspensive à double titre puisque c’est un ré (accord Sol7) et qu’elle se situe sur le deuxième temps : cela donne l’impression d’une fin de motif syncopée sur laquelle on ne peut pas rester, ce qui introduit très naturellement le deuxième motif. Le second ornement se situe lui directement sur le deuxième temps du deuxième motif et introduit la montée vers le sol aigu avant la conclusion, et cela dans les deux parties A et B. Dans les deux cas les ornements sont concentrés à la jonction des deux motifs de la phrase musicale. D’ailleurs, vous avez sûrement remarqué que les deux motifs A2 et B2 sont quasiment identiques !

Tiens, tiens! cela nous rappelle quelque chose : cf. « On prend les mêmes et on recommence! »

Dans cet article consacré au répertoire d’accordéon diatonique nous avions déjà évoqué des répétitions et des variations de motifs… Ainsi que l’alternance de deux accords simples… Tout comme ici. Quel est le lien ?

Il me semble que nous touchons là à un des éléments essentiels des musiques traditionnelles du Massif central (et certainement d’ailleurs…) : l’aspect diatonique de ces musiques. Nous ne pouvons pas vraiment parler d’harmonie mais plutôt de bourdon alternatif rythmique. Nous pouvons parler de modalité, dans la mesure où le mode est défectif (rappelez vous, il manque le La…) et où les bourdons sont présents, mais en sentant quand même un balancement d’accords que l’on ne peut pas nier.

Je propose donc de parler de « modalité diatonique ». En effet, la mélodie se suffit à elle-même, pas besoin d’accompagnement. Mais l’organisation des notes et des motifs fait apparaître une alternance de suspensions et de conclusions qui peut être interprétée en terme d’accords, et qui est réalisé de fait sur des instruments diatoniques (comme l’harmonica, le concertina ou l’accordéon diatonique deux rangs, par exemple, où l’harmonie sur deux accords est automatique). Par ailleurs, l’absence du La peut-être un indice, si l’on veut, le morceau étant alors jouable sur un harmonica diatonique en Do. Ce morceau, comme tant d’autres, est fait de telle façon que l’on peut le jouer sur des instruments aux possibilités limitées.

En outre, la répétition de ces alternances les rends bourdonnantes : passer rapidement du sol au do et vice versa rend ces deux notes très présentes. L’harmonie très limitée des instruments diatoniques fait donc toucher de près à la modalité. C’est cela qui se passe dans le jeu de violon en doubles cordes, on est assez proche de l’organisation des notes de l’harmonica ou de l’accordéon diatonique. Or, il existe tout un répertoire jouable à la fois sur des instruments limités et non limités diatoniquement (le violon n’ayant pas de frettes, on peut y jouer des micros-intervalles). Sur les instruments « diatoniques », les micros intervalles sont impossibles. D’autres éléments musicaux vont donc imiter ou suggérer la modalité, comme les bourdons.

Ce type de répertoire, très présent dans les collectages, avec ses mélodies simples, ses gammes resserrées et défectives et sa couleur à la fois modale et majeure, est souvent délaissé au profit de morceaux plus complexes, plus développés, plus affirmés ou plus originaux d’un point de vue modal ou rythmique, où la création harmonique est plus ardue et plus libre. Ici la simplicité peut-être déroutante.

Et pourtant, c’est d’une main de maître qu’André Gatignol joue cette valse, imprimant un balancé et un phrasé exemplaire, tirant partie de tous les aspects possibles de cette mélodie, sans jamais en faire trop, sans rajout, simplement avec ce qui se présente à lui : faire sonner mélodiquement et rythmiquement quelques notes… Alors c’est peut-être « vieux, vieux, ça » mais la démarche est résolument moderne!!

Eric Desgrugillers

Pour écouter André Gatignol : c’est par ici

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.