Les mazurkas d’Alfred Mouret

Alfred Mouret est un merveilleux violoneux, découvert du côté de Saint-Donat (Puy-de-Dôme) par Olivier Durif en 1976. C’est une belle histoire que cette rencontre : le vieil homme n’avait plus touché un violon depuis longtemps, et lorsqu’ Olivier Durif lui en ramène un et lui laisse quelques semaines, notre musicien retrouve ses doigts et son aisance. Et au fil des nombreuses rencontres, Alfred Mouret livrera tout ce dont il se souvient, et en particulier le répertoire de son père.

Alfred Mouret jouant devant chez lui (détail)

En effet, en digne fils de François Mouret (dit « L’Anglars », éminent violoneux), Alfred fait entendre de très belles mélodies, des versions originales et étranges de morceaux déjà connus. Une inventivité mélodique et rythmique rare. Des bourrées magnifiques, uniques, dans des couleurs curieuses et des gammes si particulières. Voilà notamment ce qu’on retient de lui aujourd’hui, comme n’en témoigne pas cette mazurka :

Alfred Mouret n’est pas seulement un artiste de la bourrée, c’est aussi et surtout un très grand rythmicien, et
s’avère être un inconditionnel des mazurkas. Il en a livré une trentaine (dont certaines en plusieurs versions), dans les enquêtes que nous avons pu écouter, ce qui est exceptionnel à l’échelle d’un seul musicien, en comparaison à la plupart des autres collectes d’instrumentistes auvergnats que nous avons consultées. Il nous semble donc pertinent de nous intéresser à ce répertoire, parfois un peu oublié par les musiciens d’aujourd’hui.

Revenons donc sur la mazurka de son père.

0374 (21) mazurka de son père

Au regard de la partition, nous constatons que les ornements sont peu nombreux et réguliers, alors qu’à l’écoute, la mélodie paraît bien remplie. Que se passe-t-il exactement? Nous vous proposons une interprétation de notre part, en comparant plusieurs mazurkas.

Au violon, les temps forts sont marqués et courts (notés par un accent ^) et sont disposés de manière très régulière : à toutes les mesures sur la première partie (A), et toutes les deux mesures sur la seconde (B). Cette dernière est particulièrement découpée, avec plus de croches que dans la partie A. On en a une sensation rythmique différente, comme si la cadence s’accentuait. Deux éléments importants relèvent cette cadence : les coups de doigts, dont la plupart se situent sur le deuxième temps (après le temps forts) et le coup d’archet, à la fois souple et énergique. Et c’est ce dernier qui à notre avis, en complément des pieds marquant tous les temps, qui donne toute la qualité rythmique au morceau.

Autre chose : la régularité des ornements et des motifs rythmiques dessinent un moteur rythmique, c’est à dire une boucle rythmique qui se répète, soutenue par les pieds, un peu comme si le musicien était accompagné d’une percussion. L’écoute d’une seconde mazurka peut nous aider à mieux comprendre.

Cette mazurka a une toute autre couleur mélodique, non tempérée, typique de son répertoire le plus original de bourrées. Mais si cela frappe l’oreille au premier abord, à la seconde écoute quelque chose apparaît : les motifs rythmiques de la première partie, à peu de chose près, sont très proches de la mazurka précédente. On peut le constater au vu de la partition :

0377 (3) mazurka à GatignolDans les deux cas nous avons une même cellule rythmique : deux croches en appogiature, puis une noire et quatre croches, et deux noires et deux croches, etc… (la différence se situant à la cinquième mesure avec uniquement des croches). Par ailleurs, l’accentuation revient également sur tous les temps, mais avec deux différences : les ornements tombent sur les temps forts, et certaines croches sont liées (un coup d’archet pour deux notes). La seconde partie renforce l’accentuation du temps fort avec des petites notes qui font office d’attaques.

Par ailleurs, les relances en fin de phrases musicales sont quasiment identiques : ré accentué en noire puis ré la ré mi en croches pour la mazurka de son père; ré piqué en noire et ré do# ré mi en croches pour la mazurka à Gatignol. L’intention rythmique paraît la même : il nous semble que l’accentuation et le piqué jouent le même rôle en marquant de façon nette la fin de la phrase. Mais celle-ci enchaîne directement sur la suivante par l’intermédiaire de la suite de croches dont le mouvement mélodique est le même dans les deux cas.

Avant d’expliquer en détail ce mouvement mélodique de la série de croches, revenons un tout petit peu sur les rapports des notes les unes avec les autres.

Dans un morceau mélodique organisé (avec un début, un développement et une fin) les notes sont organisées de telle manière entre elles, qu’elles ont des rapport hiérarchiques et complémentaires. Pour parler de façon simple et imagée, on pourrait dire qu’il y a pour Alfred Mouret trois sortes de notes :

  • des notes « fortes » définissant le ton, donnant la stabilité à la gamme utilisée, et sur lesquelles on peut finir (on les a notées en MAJUSCULES)
  • des notes « faibles », sur lesquelles on ne peut pas rester ou finir, et qui demandent une suite à la mélodie (notées en italique).
  • des notes « moyennes », de transition, ni trop fortes ni trop faibles, pouvant également donner la couleur spécifique de la mélodie, tout en pouvant se substituer dans des variations aux notes fortes ou aux notes faibles indifféremment (notées en minuscules).

Voici donc une gamme type en RE (sans rentrer dans les détails modaux) présentant la numérotation des degrés :

la  si  do(#)  RE  mi  FA(#)  sol  la  si

On peut donc donner une qualité spécifique à chaque note de la suite de croches :

  • croche 1 = tonique ou centre modal, note forte servant d’appui
  • croche 2 = septième (do) ou quinte (la), les deux jouant le même rôle de balance faible par rapport à la note précédente et à la note suivante. Cette note sert donc de ressort pour repartir.
  • croche 3 = tonique de nouveau, note forte servant d’appui, permettant de repartir
  • croche 4 = seconde (mi), note faible appelant une suite, une résolution vers une autre note.

L’alternance de notes fortes et faibles dans un mouvement plutôt ascendant constitue alors une véritable relance dynamique. Alfred Mouret, tout en détachant souplement chaque note à l’archer, se sert de leurs qualités respectives pour rendre la relance efficace. Cela, bien évidemment, est intuitif, mais explique peut-être le fait que la mélodie semble bien remplie alors que l’ornementation est sobre : pour les deux mazurkas, le musicien alterne des motifs construits autour de notes faibles et des motifs construits autour de notes fortes, reliés entre eux par des relances comme cette série de croches. La conséquence de tout ça est que ça avance sans cesse, la cadence étant autant assurée par la rythmique de l’archer que par les notes elles-mêmes, et bien sûr, par les pieds.

On dirait qu’Alfred Mouret laisse jouer le violon tout seul, en tapant simplement du pied…

Mais avant d’affirmer des généralités, vérifions ce que nous venons de voir sur quelques autres mazurkas.

Alfred Mouret et Eugène Amblard au cours d'une de leurs rencontres

Une autre mazurka apprise auprès de Gatignol, surnommé « Trénou » (voir la note sur les « Gatignol » plus bas), qu’Alfred Mouret signale comme étant « La perte d’un amant », enregistré par son ami et comparse Eugène Amblard :

en voici la partition :

0372 (16) mazurka de Trenou

Cette mazurka fait entendre une spécificité du jeu d’Alfred Mouret qui est le tempérament particulier de certaines notes : nous avons noté entre parenthèses les tendances de ces notes afin de donner une indication. Le fa n’est pas tout à fait dièse, le do non plus, le si, qui tire très fortement vers le bémol s’allège parfois en revenant vers le bécarre. En cinq enregistrements de ce morceau, ces notes bougent tout le temps sans jamais être complètement tempérées. Ceci est très courant chez les chanteurs et les violoneux.

Le plus troublant est encore une fois la quasi-identité de la découpe rythmique par rapport aux deux mazurkas précédentes, avec ici une très grande régularité de la disposition des motifs rythmiques. Petite différence : au lieu des deux noires, Alfred Mouret propose ici des blanches tenues. Il opère de très faibles variations et semble explorer toutes les possibilités à partir d’un même moteur rythmique de base, dont les pieds assurent le ron-ron continu.

En voici une autre : une mazurka qu’il tient également de son père et dont la couleur est très proche de celle de Gatignol :

voici la partition :

0367 (24) Mazurka de l'Anglars

Nous y retrouvons tous les éléments cités précédemment, mais avec un développement mélodique plus large : la levée sur la première partie se fait sur trois croches (au lieu de deux sur la seconde parties et les autres mazurkas); la découpe en croches est plus marquée, ce qui a pour conséquence une mélodie très souple, rapide et moins accentuée (les noires sont plus rares et simplement piquées).

Nous y retrouvons, à la fin de la partie A, la mesure de relance que nous connaissons déjà : ré en noire, ré la ré mi en croche.

Bon, nous vous proposons de pousser le bouchon un peu plus loin, avec une autre mazurka, plus connue, et moins spécifique à Alfred Mouret, à savoir « Conscrit quand tu partiras » :

Et la notation pour aider l’oreille :

0367 (20) conscrit

Comme la précédente, la découpe rythmique est prononcée : la mélodie est développée, ce qui est une des signatures d’Alfred Mouret. Nous retrouvons les noires accentuées, des blanches tenues, de plus nombreux ornements, les notes piquées. De nouveau éléments apparaissent, comme les relances en doubles cordes sur des noires dans la première partie (levée, mesures 4, 8 et 12). Du coup, la relance que nous connaissons bien n’apparaît pas.

Il semblerait qu’Alfred Mouret explore ses variations une à une, se concentrant sur un motif spécifique. Le traitement rythmique reste dans tous les cas sobre, essentiel et efficace.

Voici une dernière mazurka, regroupant tous les éléments rythmiques que nous avons vu :

0367 (11) mazurka

Nous retrouvons la cellule de base correspondant au moteur rythmique et qui est la plus récurrente : noire, deux croches, deux croches; les levées systématiques au début de chaque phrase; l’accentuation / ornementation des temps forts (premiers temps de la mesure); la fameuse mesure de relance (mesure 4); le développement rythmique en croches et en notes conjointes; les blanches tenues.

La partition de cette mazurka met donc en évidence le moteur rythmique qui semble sous-tendre l’ensemble du répertoire de mazurka d’Alfred Mouret :

moteur rythmique maz mouret

 À partir de ces éléments simples et répétés, et selon le morceau, Alfred Mouret semble en choisir quelques uns et les développer d’une mazurka à l’autre. Il joue également sur le tempérament pour varier la couleur. Il se laisse aussi la liberté de faire ou non les répétitions des parties, quitte à ce que l’une d’elles soit quatre fois plus longue que l’autre (comme dans la dernière mazurka). On retrouve des mouvements mélodiques proches d’un morceau à l’autre, d’un motif à l’autre.

Alfred Mouret joue du violon à la façon d’un jeu de Lego : il assemble à son loisir et selon son esthétique des éléments tout prêts : il superpose des briques rythmiques, et enchaîne les briques mélodiques : quoi de plus simple?

Pour affiner tout cela, nous vous invitons à chantonner ou jouer ces mazurkas avec lui, pour se rendre compte autrement qu’à l’écoute de l’énergie de sa cadence !

E. Desgrugillers

Léger Gatignol dit "Trénou" (détail d'une photo de noces)

Le violoneux Léger Gatignol (1879-195?), surnommé « Trénou », propriétaire de la montagne de Chambourguet (l’actuel site de Super-Besse avec le buron au milieu) chez lequel Alfred Mouret a longtemps travaillé aux côtés d’Eugène Amblard notamment, est sans lien de famille avec André Gatignol de Saint-Genès-Champespe (63) qui est la source de « Conscrit quand tu partiras » ou encore Odette Gatignol de La Tour d’Auvergne (63). Le patronyme Gatignol est très répandu en particulier dans les quartiers de Lanobre (15) sur le Bas-Artense. Un autre violoneux célèbre de ce coin, « Fenou », portait aussi ce nom.

  • Pour écouter des récits, des chants et des morceaux d’Alfred Mouret, cliquez ici

2 Comments

  1. Alexis Degrenier

    Jacques (Puech) m’a conseillé la lecture de cet article/étude sur le sujet.
    Et j’avoue que je suis agréablement surpris par le sens profond de l’analyse de ces bourrées que l’on qualifie quasiment exclusivement de « coulées » là où elles me semblent bien plus étendues et diversifiées.
    En dehors de ça il s’agit là d’un article véritablement bien écrit et d’une analyse précise…. PLAISIR donc ! Merci

  2. Claude Aubrie

    Que ça fait plaisir de voir du répertoire, non seulement mis en ligne pour écoute, mais avec partition, et en plus des analyses. Et en prime c’est ergonomique …

    Chapeau et merci. Que de travail !

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