Le Roussel de l’Allier – Episode 3

III

Le Roussel de l’Allier n’a pas fini de nous étonner. Si vous vous souvenez de l’ensemble de ses trouvailles, vous allez voir qu’il ne cessait de vouloir améliorer son confort de pêcheur pour s’enorgueillir du résultat et mesurer le plaisir que cela lui procurait.
Il avait su fabriquer des appâts artificiels qui représentaient les principales mouches de l’Allier, lui permettant ainsi de remplir son panier.
Il avait su trouver la solution pour porter ses mouches à des distances plus grandes que le bout de sa canne, mais il avait également constaté que son bambou n’était pas vraiment adapté aux gestes qu’il lui infligeait et qu’il ne répondait pas avec précision aux intentions qui le traversaient.
Établissant un parallèle avec des bois qu’il fallait passer aux flammes pour leur donner de la résistance, il en fit autant avec son bambou et put ainsi remarquer que sa canne avait gagné en puissance et en raideur, lui permettant de poser sa mouche avec plus de précision et qu’en plus il pouvait l’envoyer bien plus loin qu’auparavant, explorant ainsi des parties de la rivière jusqu’alors inatteignables, où depuis toujours se portaient les plus grosses truites.
Le Roussel de l’Allier était arrivé au sommet de son art et sa réputation dépassa le territoire du canton.
Au fort de l’été, il reçut une invitation émanant du marquis de Cantouanet, connu pour ses faits de pêche et de chasse. Cette invitation consistait en une partie de pêche dans le haut d’une retenue, à l’endroit exact où se jette la Truyère et où remontait durant cette période de l’année des truites de plus de soixante centimètres que personne n’avait réussi à maintenir au bout d’une canne, compte tenu des limites du matériel utilisé en ce début du vingtième siècle.
Notre homme fit le trajet dans une voiture à cheval envoyée par le marquis et dès les premières heures du jour, en compagnie de notre noble pêcheur, ils occupèrent les lieux.
La canne du Roussel de l’Allier siffla dans l’air et le marquis put constater de visu l’extraordinaire technique de notre homme, mais également s’émerveiller sur les avancées qu’il avait apportées à l’ensemble du matériel de pêche. La mouche passa plus de dix fois au-dessus des têtes de la troupe qui accompagnait nos deux pêcheurs, pour partir d’un seul trait et se poser dans le courant de la Truyère qui venait se perdre dans les eaux sourdes de la retenue.
Et là, surgissant de la rencontre de ces deux eaux, une truite énorme déchira la surface pour s’emparer de la mouche. Il ferra presque trop tard tellement la surprise fut grande.
La truite resta pendue un quart de seconde où tout sembla se figer, le vent dans les arbres, les commentaires de la suite et ceux du marquis. Passé ce temps qui sembla à tous durer une éternité, où entre le bras levé du Roussel de l’Allier et cette énorme truite un fil était tendu, soudain le poisson agita son corps tel un serpent, faisant naître du remous dans l’endroit où la Truyère venait de se soumettre aux eaux profonde. Passée cette agitation liée à sa propre surprise, elle piqua vers le fond, sonda de toute sa puissance pour remonter à la surface et dans un éclair, fit une chandelle qui donna le plus beau du spectacle. Le fil tenait. Comme persuadée de son succès sur la scène des eaux, elle remonta le courant, se plaça en travers pour que la rivière l’aide à casser le lien qui voulait lui prendre sa liberté et partit à toute allure dans l’autre sens, comme si elle voulait se perdre dans les profondeurs des eaux, considérant qu’elle avait assez joué et qu’elle avait d’autres engagements en d’autres lieux.
Durant tout ce temps, le Roussel de l’Allier n’avait de cesse d’analyser cette situation nouvelle et de laisser courir du fil autant qu’il en avait pour que ce poisson se fatigue et ne casse pas sa ligne ou sa canne, car à plusieurs reprises, il avait senti son bambou produire des sons d’avant la rupture de ses fibres.
La truite réapparut, sauta hors de l’eau et retomba dans des gerbes insensées pour repartir encore et sans cesse à la conquête de sa victoire contre le piège qui se resserrait autour d’elle. Car de minute en minute, ses forces s’amenuisaient et le Roussel de l’Allier, face à l’hébétude de tous, la ramenait lentement vers le bord où il comptait l’échouer.
Après une demi-heure de combat loyal, la truite fut tirée prudemment sur le sable.
Alors que les badauds et le marquis applaudissaient, rendant hommage à l’exploit de notre homme, un dernier mouvement de tête de l’animal détendit le fil et la mouche sauta sur l’herbe.
Le Roussel de l’Allier était là, pétrifié, à un mètre de la truite libre de toute accroche, qui comme lui ne savait que faire, prise entre le plaisir de cette situation inattendue et l’urgence d’agir.
C’est le Roussel de l’Allier qui fit le premier geste. Il bondit sur la truite, la prit à pleines mains pour la sortir définitivement de l’eau et la jeter sur la berge. Mais le poisson, fort de ses quatre-vingts centimètres, ne se laissa pas faire. Dans un dernier élan de survie, il donna de tels coups de queue qu’il souleva des gerbes d’eau qui aveuglèrent notre homme. Perdu, ne sachant plus où était cette satanée truite qu’il allait perdre, il dut s’asseoir sur le sable, trempé, les jambes flageolantes tellement l’émotion était grande.
Se reprenant, chancelant, il vit le poisson s’échapper à grand peine dans les eaux peu profondes qui bordaient le lac. Il se jeta tout habillé à l’eau et réussit cette fois à le saisir par les ouïes et l’introduire dans l’épuisette que venait de lui lancer le marquis. Cette fois la truite était prise, emberlificotée dans son filet.
Le marquis fit venir une brouette sur laquelle trônait un vaste récipient en bois pour accueillir cet animal qui avait bien mérité de continuer sa vie dans un bassin du château que le marquis se proposait de lui consacrer, par respect du combat qu’elle avait su donner face au merveilleux pêcheur qu’était le Roussel de l’Allier.

André Ricros
Riom, le 18 octobre 2006

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