Ce soir là, il y avait bal à Fontanges. C’était l’orchestre Thivet qui jouait. Ca dansait la bourrée et la valse à faire trembler le parquet.
Après avoir observé et écouté, je me suis mis à danser. Mais soudain, une rumeur monta du fond de la salle, comme s’il y avait une bagarre mais ce n’était pas ça. C’était la foule qui s’agglutinait autour d’un petit homme que tout le monde saluait, touchait, et interrogeait. Lui, il avançait tranquille comme si rien n’était. Devant lui, le bal s’ouvrait et l’orchestre s’arrêta.
Je me suis retourné vers ma cavalière pour lui demander qui était ce personnage.
– Vous connaissez pas Cageot, c’est l’accordéoniste du pays !
Effectivement, il portait une grosse caisse d’accordéon chromatique. Ayant traversé la salle, il arriva au bas de l’estrade. On l’aida à monter. Les gens de l’orchestre se levèrent pour le saluer. Quelqu’un lui a fait passer une chaise et il s’est installé au milieu à côté du chef d’orchestre. Il s’assit, retira sa veste, a remonté ses manches et finit par ouvrir sa boite d’accordéon.
Tout le monde orchestre et danseurs attendaient que cageot ait fini ses préparatifs.
Tout d’abord, il sortit un tapis pour jouer aux cartes qu’il a mis sur sa jambe gauche pour ne pas user son pantalon puis il se pencha à nouveau pour prendre son instrument et sortit un cageot : une petite cagette de fruits qui avait du faire un grand nombre de bals et de noces au vu de sa patine. Un cageot qui avait dû jouer un nombre incalculable de bourrées et de valses, un cageot usé jusqu’au bois, usé jusqu’au cœur du cageot.
J’étais stupéfait mais apparemment j’étais le seul car pour tout le monde tout cela paraissait normal.
L’orchestre attaqua une bourrée et Cageot se mit à jouer.
Dans la même impulsion, ses doigts et sa voix partirent. A plus observer, en faisant un pas dans sa direction et en oubliant le monde qui m’entourait, je pouvais alors voir et entendre ce que l’imagination se refusait à admettre.
Sa main droite posée sur la cagette, ses gestes ne pouvaient marquer plus de similitudes avec le jeu des doigts sur le clavier. Sa main était légère, fluide et donnant à imaginer une proximité avec les touches qui fait cette précision et cette immédiateté propre aux grands interprètes. La voix qui produisait les sons de l’instrument imitant le style, le timbre, l’ornementation, les coups de doigts, les éléments rythmiques, semblait sortir des doigts.
Il donnait ainsi au cageot cette force d‘évocation qui le plaçait au delà du réel faisant de cet artiste un véritable joueur d’accordéon. Il transmettait cette évidence à ses compagnons d’orchestre et à tous les danseurs de la salle.
De temps en temps, il cessait de faire la mélodie et j’entendais les descentes de basses. Comme il n’y avait pas de soufflet, c’est lui qui bougeait derrière le cageot.
Le plus drôle fut quand le chef d’orchestre s’est penché vers lui et lui a dit :
– Cageot, comment elle fait la Trotteuse ?
Il lui fredonna la mélodie, la joua sur son cageot et l’orchestre suivit.
C’était incroyable, au bout d’un moment on oubliait le cageot et il devenait l’accordéoniste fabuleux qu’on cherchait depuis toujours : celui qui possède tous les styles, tous les sons, tous les répertoires.
Cet accordéoniste, c’était lui.
Vers le milieu du bal, l’orchestre a joué une bourrée sans que Cageot ne suive. C’était la première fois de la soirée que ça lui arrivait. Durant quelques secondes, il sembla perdre pied mais sans se démonter, il posa son cageot dans sa boite, farfouilla un instant et en sorti un tout petit magnétophone. Il se pencha vers le chef d’orchestre, enregistra la mélodie et quand le morceau fut fini, il reposa son appareil.
Comme j’étais juste en face de lui, il m’a dit :
– Et oui ! celle là, je ne la connaissais pas, mais la prochaine fois, j’te promets que je pourrais la jouer avec eux !
Magnifico…