31 – Les Passeurs – Fil d’air

Le climat est doux et souple l’horizon qui s’évapore dans l’ondulation des collines. Elles sont faites d’un dégradé de mauve soutenu par les bruyères et tournent au bleu tinté de pourpre ondoyant sous l’effet de la chaleur. Ici, seuls des chemins serpentent dans le schiste.
La maison est posée dans cette pente, assise au dessus du Goul où ses eaux transparentes jouent à saute-mouton. L’édifice, vu de l’autre coté de la prairie qui la sépare du bois, ressemble à un chien surveillant son troupeau en appui sur ses pattes de devant. Comme l’animal, la maison halète doucement en laissant chaque jour échapper son turban de fumée qui court vers les nuages pour raconter la vie du Bouesquillou , le petit de Bouesque, du nom de ce coin de la vallée où depuis toujours il vit seul. Il est là, au fil de l’air, comme l’appellent ceux du village de Lapeyrugue, situé à 5 km à pied par les sentiers.
Au milieu de cette famille de sons qui l’entoure, où se mêlent le tintinnabulis de la rivière, les discussions sans fin des oiseaux de passage avec ceux sédentaires qui chaque année revendiquent tout leur territoire, « Fil d’Air » sait que cet environnement sonore n’est fait que de voix qui lui racontent en permanence toutes les nouvelles du « pays ».
Comme il se plait à le dire :
– J’ai la première radio du monde.

Philippe Véniel

Cette petite ferme, où cohabitent dans le prolongement du bâtiment notre homme et ses brebis au milieu desquelles s’ébattent quelques chèvres, est entourée d’un vaste verger ombragé au nord par la fougue de grands châtaigniers tordus.
Depuis son plus jeune âge, peut-être pour créer une compagnie qui lui faisait défaut ou pour prolonger sa propre voix, il accrocha dans les fruitiers du jardin tous les objets qui, agités par la brise, produisaient un son.
Avec le temps les pommiers, les pruniers, les poiriers, les cognassiers et les cerisiers furent recouverts de bouts de métal, de verres, de pierres, de bois et de métaux sonnant ou résonant qui, par grand vent, faisaient vibrer le vallon jusqu’à Pons perdu au bas de la vallée. « Fil d’Air » plaçait ainsi sa voix sans interruption sur la discussion qu’il entretenait avec son environnement immédiat. Une parole cristalline et enivrante articulait un langage complexe et polyphonique dans lequel une armée semblait secouer hallebardes et cottes de maille tout en dévalant les pentes des collines.
« Fil d’Air » profitait de ces moments où le souffle de la vallée agitait son vocabulaire pour traverser le Goul et se placer juste en face, de l’autre coté de la vallée, à hauteur de sa maison, pour ne rien rater de ce débat électoral qui allait décider de qui serait le maître des lieux : le jacassement de l’eau et des oiseaux, ou la modernité de son propos. Malgré sa véhémence, la rivière et les oiseaux reprenait toujours le dessus. La lutte était inégale, ils étaient plus nombreux.

Il décida alors d’augmenter ses troupes en agrandissant son cercle musical. Du verger, il passa à l’ensemble des haies qui bordait son potager. Des haies, il se jeta sur les châtaigneraies qui lui appartenaient. Des châtaigneraies, il osa investir le bouquet de sapin qui bordait sa propriété des Cazottes. Désormais, tout ce qui était plus haut que le seigle qu’il semait derrière le jardin et les herbes qui longeaient le chemin, était investi à des kilomètres à la ronde. Sa voix s’était transformée en parti politique d’opposition, une véritable batterie fanfare devenant des hordes barbares lorsque le vent s’engouffrait dans ces cantonnements de fortune.

Sa vie durant, il améliora son immense quincaillerie, écrivant de jour en jour une partition sans fin de musique contemporaine qu’il était le seul à pouvoir décoder. Sa vie durant, il modifia et améliora le son de son orchestre pour tenter d’atteindre la perfection qui devait provoquer le silence de la rivière et le mutisme des oiseaux.
Comme il se plaisait à le dire :
– J’ai le plus grand fil – harmonique de l’univers.
Ne pouvant pas envisager de quitter ce monde pour glisser irrémédiablement vers le silence absolu de la mort, il décida de sonoriser l’envers de son décor.
A l’emplacement exact où il assistait à tous ses concerts, de l’autre côté de la rive, il creusa sa tombe. Il lui donna une légère pente qui, dans le prolongement fait par la pierre tombale, avait l’allure d’une main ou d’une parabole, devant capter ses œuvres aléatoires.

Pour ce faire, il fallait que l’interprétation de ses musiques puissent pénétrer à l’intérieur du cercueil. Il décida donc de le fabriquer. Après avoir pris ses mesures et donné une forme définitive à la boite en sapin, il perça un trou de chaque côté du coffre à hauteur des oreilles, puis il les relia par un système de tuyaux à deux hauts parleurs de gramophone, placés de part et d’autre de la pierre tombale.
De peur qu’avec le temps, son orchestre se disperse, il prit la résolution d’installer une sonorisation de secours.
Le cercueil placé dans le fond de la fosse, il calcula la hauteur qui séparait le couvercle de la pierre.
Il perça les deux épaisseurs qui le recouvriraient pour y placer un tube dans lequel circulait librement une tige dont une extrémité était reliée à une petite éolienne destinée à faire fonctionner une boite à musique vissée à l’intérieur du couvercle, dévidant ainsi à l’infini, une mélodie qu’il écoutait depuis l’enfance.
Pour parfaire son ouvrage, il grava la pierre tombale où il inscrit cet épitaphe :

« Ci gît le Bouesquillou

dit « Fil d’Air »

cultivateur de sons inconnus

de la chanson »

Il allait désormais en paix et se plaisait à dire :
– J’ai la plus belle tombe de la galaxie.

 

A été racontée par Christian Ville sai,nt-Privat-D’allier (43) pour l’idée des suspension dans les arbres

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