– André, téléphone pour toi
– J’arrive.
– Monsieur Ricros ?
– Oui
– C’est Madame Malbert de Calvinet. Je vous appelle pour Guillaume.
– Qu’est-ce qui se passe ?
– Il est couché depuis plus de dix jours et depuis une semaine, il ne mange plus. Il dit qu’il va mourir, que c’est la fin et il m’a demandé de vous appeler : il veut entendre la cabrette … Vous pouvez venir ?
– Bien sur. Dans deux jours, j’ai terminé mon travail, je ferai un saut tout de suite après.
– Ce sera trop tard, il a peur de ne pas passer la nuit. Il vous faudrait venir aujourd’hui.
– Vous pouvez me le passer… Guillaume ?
Le temps se resserra pour ne laisser place qu’à l’essentiel de la vie qui se rassemblait. Une voix lointaine me parvint.
– Je ne passerai pas la nuit. Viens me faire entendre un peu de cabrette que je la garde dans l’oreille avant de partir.Anéanti et partageant soudainement le poids d’une angoisse où se mêlaient la détresse d’un homme et la vision de tous les moments merveilleux que nous avions passés ensemble je répondis :
– J’arrive tout de suite. Dans une heure, je suis là.
J’ai sauté dans ma voiture et sans réfléchir comme un fou, je me suis jeté sur la route pour que les virages se redressent, que les côtes s’aplanissent et que cette maudite 2 CV convoque ses camarades de box.
Olmet, Polminhac, la côte de Carnejac, Arpajon-sur-Cère, Senilhe et sa montée infernale, La Feuillade-en-Vézie, le Frayse et encore une côte, la descente dans le fond de la Châtaigneraie, le croisement de Cassaniouze et Calvinet, un coup de frein au carrefour avant la place, à droite toute en première et en haut du raidillon, je me gare n’importe comment.
Je pousse le portillon de la cour et frappe à la porte.
Mélanie est dans la cuisine, je lui dit bonjour et d’un geste, elle me fait signe d’aller dans la chambre dont la porte est ouverte.
J’entre sur la pointe des pieds de peur de le déranger. L’idéal serait que je sois transparent, que je puisse le voir sans être vu et pouvoir le regarder sans le gêner pour me souvenir.
Dès qu’il vit ma silhouette du regard il désigna l’armoire. L’été rentrait toute la chaleur qu’il pouvait transporter par la petite fenêtre qui donnait sur la cour. L’air était moite. Sur le lit installé dans le prolongement de la porte, il était allongé, immobile, seulement couvert d’un drap. L’armoire lui faisait face.
Dès qu’il sut que j’avais compris, il tourna son visage vers la fenêtre. Je passais entre le lit et le mur, contre une chaise et la machine à coudre avant de me trouver devant le meuble. Comme à chacune de mes visites, j’ouvrais les portes et saisis le sac de moleskine où se trouvait la cabrette posée sur la pile de linge blanc. Je déposais le tout sur le bas du lit, ouvrit le sac, saisit l’instrument et m’harnachais pour pouvoir en jouer. Le soufflet bien serré, le sac attaché à ce dernier et au hautbois de quarante-deux (en si), anché par son maître Antonin Bouscatel, je m’installais sur la chaise. Assis j’avais devant moi la masse d’un homme offrant son profil. Le drap s’arrêtait à son cou libérant seulement sa tête enfoncée dans l’épaisseur de deux oreillers. Ses bras étaient enfouis sous le voile qui formait un monticule sur le rebond de son ventre puis redescendait vertigineux repartant en pointe tracer le contour de ses pieds.
N’osant lâcher un son, j’optais pour un regret pensant, pour m’aider à bousculer ce silence, qu’une mélodie lente serait reçue avec moins de violence dans cet air suspendu. La musique colla tout au mur, poussière, insecte, jusqu’à la lumière qui paru s’atténuer derrière le flou des rideaux.
La chanson de Lisou déroula son histoire sans paroles que chacun des êtres présents lut sur l’écran de sa mémoire. Dès la fin de la dernière note tenue et vibrée au delà du nécessaire comme un appel produit par un individu en détresse ne sachant quelle direction prendre après avoir tourné autour de la place de l’Etoile, je m’engouffrais dans la Marche de Noce de Bouscatel telle qu’il me l’avait décrite et enseignée et telle qu’il l’avait apprise : doigt par doigt.
Je ne fus pas au deuxième motif que le fond du drap se mit à vibrer sous le rythme de ses pieds. Sans transition, profitant de cette flamme qui s’agitait au bout de son corps, je basculais dans une bourrée qui souffla sur la braise faisant surgir un feu que nous avions cru éteint à tout jamais.
Saisissant un enchaînement entre deux couplets, il prit le bord du drap, le rabattit d’un geste ferme et énergique, passa rapidement par la station assise pour en se redressant dire: – Allez, c’est l’heure de casser la croûte.
Si tout cela pouvait paraître naturel après huit jours de jeûne, sa femme qui s’était installée dans des attitudes de deuil ayant considéré le lit comme son ultime demeure, faillit défaillir en le voyant surgir dans la cuisine.
Le Marcillac débouché, le repas put prendre sa place entre nous. Pour laisser son estomac s’adapter à ce régime oublié, il me demandait de remplir ces intermèdes de morceaux qu’il décidait d’entendre s’adressant à un jude box en chair et en os qu’il avait depuis longtemps chargé de son répertoire.
Huit ans plus tard, l’armoire s’est refermée sur sa cabrette où seul un drap pris sur le haut de la pile où elle m’attendait, l’enveloppa. Il emporta peut-être un peu de la musique qu’un instrument avait laissé volontairement glissé entre ses mailles.
– Guillaume, la terre au téléphone.
– J’arrive.
– Monsieur Malbert ?
– Oui.
– André. Je vous appelle pour vous dire qu’une bouteille de Marcillac vous attend et j’ai bien peur qu’elle ne passe pas la nuit.
– J’arrive.
Merci pour ce beau texte plein de sensibilité sur les pouvoirs de la musique.