23 – Les Passeurs – Une main dans la cendre

Le soir ayant emporté les clameurs, le doré et la sueur du jour, un orage perdit l’ équilibre sur le haut du plateau de Pérol, comme on trébuche après un trop de boisson.
Dans son désordre, un éclair mit le feu à la maison de Joseph et Germaine qui s’enflamma.

Peut-on imaginer chose pareille ? Bien sur que non. Peut-on comprendre que cette maison qui depuis l’enfance trônait là, entre ces blocs de granit, puisse disparaître même si dans des temps d’avant, la foudre fut funeste ? Peut-on savoir et imaginer ce qui se passa dans deux têtes blanches qui ont, durant toutes leurs vies entretenu ce nid où nous venions nous poser après des vols insensés au dessus des musiques de l’Artense ? Bien sur que non. Ce repère était celui du violon de Joseph. Un violon qui depuis la guerre, n’avait jamais quitté ses doigts ou la chambre.
Le feu déjà faisait frire la grange placée au dessus de leurs têtes, lâchant entre les lames du parquet des jets de fumée qui envahissaient la pièce. Depuis quelques instants, comme par instinct, ils s’étaient rapprochés puis appuyés l’un contre l’autre sur le banc où, sans mot dire, ils étaient d’accord.
– Pourquoi tenter de sauver quoi que ce soit ? Que faire de nos carcasses vivantes là, face à ces flammes qui consument toute notre existence ? Tant qu’il y est, que ce feu nous brûle avec le reste et qu’on en finisse.

La maison gémissait. Le plafond hurlait et s’effondra en partie laissant apparaître un ciel terrible, semblable au regard d’un dieu en colère ou devenu fou, les yeux exorbités. Le plafond à nouveau cria et se déchira sous le poids des machines agricoles qui descendirent d’un étage dans un fracas incommensurable. Ils étaient les témoins vaincus de la fragilité de l’existence qui voient tout partir en fumée. Ils se rapprochèrent, s’enlaçant pour être certain de partir ensemble, de ne pas se perdre et oublier, ne serait-ce qu’un instant, le cataclysme qui les entouraient. Ils étaient au milieu d’un volcan en furie qui, par rage insensée, avait décidé de les engloutir. Les ardoises du toit explosaient, traversaient l’air pour se planter dans la cour et les prés alentour, comme pour tenter dans leur fin certaine de semer d’autres naissances.
A l’autre bout du village, alors que tout aurait pu se passer dans l’indifférence, puisque la maison était suffisamment à l’écart pour qu’on l’oublie, leur neveu vit en rentrant du travail des flammes passer par dessus les arbres. Il accourut, enfonça la porte et sortit au plus vite son oncle et sa tante qu’il trouva en état d’abandon et aux portes de l’asphyxie. Puis il commença à charger sur son dos tout ce qui lui semblait important d’arracher à la fournaise.
Reprenant ses esprits après la sensation presque étrange d’être à l’air libre, Joseph lui demanda d’aller chercher son violon.
– Oui, dans la chambre.
Il disparut dans le brasier et, entre les poutres qui cédaient sous la fin de leur règne, il trouva à tâtons une boite qui avait la forme de sa quête : le violon était sauvé.

Ce n’est que plus tard, en ouvrant la boite, que Joseph s’aperçut que ce n’était pas le bon, que ce n’était pas celui qui avait cheminé avec lui depuis ce temps tragique où il fut prisonnier. Non, ce n’était pas celui qui l’avait empêché de sombrer dans une perte d’espoir mortelle, celui qui nous avait tout appris, celui qui n’était autre que son âme, son ombre, sa raison d’être.
Oui, celui-là était resté dans la maison, oublié, brûlé.

Quand le feu partit ailleurs manger avec démesure la patience des hommes, Joseph revint sur les lieux.
Le feu était passé, dévastateur comme une guerre poussant ses blessés et ses morts, et laissant derrière lui cette désolation qui rend les vivants muets, avec dans la gorge des nœuds se refusant à laisser passer cette souffrance durcit au fond du ventre. A petits pas, il circula entre les pans de murs, fouilla la chambre comme un sauveteur cherche une personne ensevelie sous les décombres avec l’espoir de la trouver encore en vie.
Rien, il ne restait rien que bois consumé, que cendre et poussière. Il ne restait que des repères perdus à la place où se situaient le lit, l’armoire et son instrument.
Mais sous le pied de Joseph poussant un éclat d’ardoise, un reste de volige, un manche de violon apparut.
Il était là, intact, seul rescapé du carnage. Le manche du violon, mais pas la touche, le manche mais plus de caisse, le manche mais sans la boite, sans cordes, sans archet, sans chevalet, rien que le manche, seulement le manche comme neuf, sans la moindre trace de brûlures, sans rien, si ce n’est cette forme élégante, semblable à une main qui se serait refermée pour y garder le secret de leurs vies partagées. Il était là à ses pieds, ayant résisté à tout et au pire et il sembla à Joseph que la main de bois gardait une flamme à transmettre lorsqu’il aurait trouvé un autre violon.

Ce jour là, cette main s’ouvrirait et dans ses doigts d’érable ondé, à nouveau tout se resserrerait dans l’éternité du silence.

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