L’Hôtel de la Place a loué plus de chambres qu’il n’en possède à des clients d’un soir, venus pour la foire du lendemain. Son patron a fait appel à Justin Laborie pour qu’il vienne avec sa cabrette, jouer le bal qui se déroule, comme à l’accoutumée, dans la grande salle après que les tables aient été déplacées pour libérer ce vaste espace de parquet où la vie peut se jouer.
Le repas fini, chacun se jette dans la danse, pour, au bout de quelques heures, se mêler aux fumées des cigarettes, à la poussière soulevée du plancher et à cette ambiance de proximité que la boisson n’arrête pas de lier et de délier.
La nuit avance malgré tout, sournoise, tel un braconnier qui fait le tour de ses collets. La nuit se déroule sans que personne n’y prenne garde. Seul Justin joue en somnambule, dans un état proche de la transe qui s’est apparemment communiquée du musicien aux danseurs et des danseurs au musicien, car sur le parquet ciré, des êtres oubliés d’eux mêmes persistent à dessiner des chorégraphies qui se rapprochent, d’heure en heure, de traces rupestres s’inscrivant dans un air qui semblent pouvoir les garder.
Le temps n’a pas laissé la moindre conscience de son passage et le matin entraîne les dormeurs qui ont su s’arracher à la tourmente du bal et au cyclone de la bourrée. Ils viennent ainsi poser leur énergie retrouvée sur les tables du petit-déjeuner, avant de regagner la place.
Dans un ultime élan, la danse fait son dernier tour pour effacer, à l’envers, les restes de fatigue qui s’échappent des corps et pousser les hommes dans le soleil, reposés, légers, et prêts à recommencer.
Les chambres ne furent pas toutes utilisées et la cabrette a retrouvé le sac de celui qui marche seul vers une autre veillée.
Dans la complexité des gestes que les corps avaient tracés, des images avaient éclairé la salle. Une puissance qui, dans sa graphie, avait libéré les sentiments des hommes : une évocation d’une force secrète qui ne pouvait s’exprimer que là, offerte et posée par tous ceux qui sans se toucher avaient nagés dans la danse.
Ces gestes s’étaient déroulés pour que chacun puisse se déployer et retrouver, sans qu’il le sache vraiment, sa place dans l’univers.
Ici, la danse avait perdu la notion du temps pour retrouver celle de l’espace.