Tous les soirs et tous les matins avant de partir à son travail et avant de se coucher, il libérait dans sa cuisine un espace de circulation « bourrétique » pour y tracer ses dernières trouvailles chorégraphiques. Des créations sans fin assujetties à un seul genre : la bourrée à trois temps.
Après quarante ans d’exercices solitaires en préparation des bals à venir qui disparaissaient des pratiques sociales de ses congénères aussi vite que ses canines et ses prémolaires, il en vint à envisager une alternative à son isolement.
« Toutoune », berger allemand féminin, qui assistait en paix à tous ces déploiements d’énergie dispersés dans la pièce au point d’en imprégner les murs, se vit sortir de sa béate contemplation canine pour entamer le plus saugrenu des apprentissages.
Le père Monjouet décida en effet de la dresser pour ne pas danser tout seul. Il lui apprit donc le pas de bourrée.
– Première étape : la station debout sur les pattes arrière. Gros boulot, acquis en deux ans de patience.
– Deuxième étape : l’acquisition des mouvements aériens des pattes avant. Encore deux ans de patience.
– Troisième étape : la maîtrise du pas de bourrée. Encore deux ans de patience.
– Quatrième étape : la reconnaissance des déplacements, donc des phrases musicales. Là encore, deux ans bien tassés d’impatience.
L’animal fut prêt au bout de huit ans de travail acharné d’où il sortit en se demandant s’il se souvenait lui-même de la manière dont se dansait la bourrée. Par bonheur, ce fut comme pour le vélo. Appris jeune, ça revient tout seul.
Alerté par le phénomène, caméra en sac, me voilà parti pour la Combraille soixante-troisième. Mais notre danseur eut beau tout essayer, la chienne refusa d’exécuter la moindre danse.
– Elle est timide. Et puis, elle n’a pas l’habitude d’avoir du monde autour d’elle. Je vais continuer à la dresser avec la télé allumée, ça la familiarisera. Reviens dans quelques mois.
Deux ans plus tard, même résultat. La chienne resta collée sous la table à ne vouloir faire le moindre mouvement.
Deux ans plus tard, je la vis danser un jour où je suis passé à l’improviste, sans la caméra. « Toutoune » avait dû, par je ne sais quel mystère, apprendre à repérer l’appareil et avait dû considérer qu’il était hors de question qu’elle montre le pas de bourrée à ses congénères, craignant ainsi de perdre sa réputation, ses privilèges et l’exemplarité dont elle jouissait sur cette partie dépeuplée des Combrailles.
Notre star refusa donc de partager son art avec qui que ce fût, pour rester dans la mémoire des hommes qui ne savent pas quoi inventer pour ne pas être seul.
André Ricros
20 février 2005
Il est aussi possible qu’à 8 ans, Toutoune entamât un début d’arthrose coxofémorale bilatérale et intermittente. »Pas forcément uniquement à force » de danser la bourrée. Quoique …
Un vétérinaire mixte, danseur de Plinñ & Fisel ha Gavotenñ, en Basse-Bretagne