Scène 5
Éclairage sur celui qui parle.
PATTE FOLLE – C’est bien la première fois que je prends la route sans conviction. De travailler pour gagner sa vie, ça aide. J’ai l’impression de partir comme si j’allais faire un pèlerinage en tournant le dos à Saint-Jacques-de-Compostelle, alors que je vais dans le nord creuser au plus profond de ma mine, dans les dédales de ma raison d’être. La route est longue. Et vendre des parapluies sous la pluie, quelle drôle d’idée. Allez, je marche et j’accélère le pas sinon je me couche sur le bas côté et j’attends l’été pour fourguer mon stock au rabais comme ombrelles.
La propriété que j’ai achetée avant cette campagne me hante, à moins que ce ne soit le pays tout entier : ses formes, ses odeurs, les gens qui l’habitent et qui l’ont sculpté, bien sûr Main à la retourne et plus que tout mes parents vieillissants. Quand je pense que j’ai tout fait pour m’éloigner d’eux afin de ne pas devenir ce qu’ils furent et ce qu’ils sont… Toujours est-il, aujourd’hui ils occupent mon esprit et chaque jour je trouve un peu plus de plaisir à constater à quel point je leur ressemble et à quel point je suis heureux de faire ce constat. Il me tarde même de rentrer pour pouvoir passer du temps avec eux, les écouter, les interroger sur tous les détails de cette histoire qui n’est autre que la mienne et que j’ai piétinée sans vergogne. Tout cela semble rentrer en trombe dans une brèche que j’ai faite par mégarde dans mon fuselage et qui me paraît recevoir l’essentiel des réponses dont j’ai besoin pour trouver le calme de mon esprit qui tourne dans son bocal comme une moto de cirque dans sa sphère de métal. Allez, la route Patte folle ! Et laisse ton ciboulot au repos.
MAIN A LA RETOURNE – C’est bien la première fois que je me trouve assis dans mon trou de verdure avec la sensation d’avoir pris la place de quelqu’un d’autre. Patte folle est parti et j’ai soudain le désagréable sentiment d’être le gardien d’une illusion. Oui c’est ça : le douanier de l’inutile puisque nous sommes désormais des êtres sans frontières.
Tout est là autour de moi, tout ce dont j’ai rêvé, un rêve qui se brouille dans une réalité qui prend de plus en plus de place et de plus en plus d’importance. J’étais seul et me voilà plusieurs. Je chantais pour moi et maintenant je joue pour tous une musique qui a ouvert les portes et les mains de mes semblables, mais aussi les limites du village et surtout qui a fait exploser le monde rabougri que j’avais dans la tête. Je suis passé du chant à la musique comme dans l’entrejambe d’une deuxième naissance.
La musique m’a offert un passeport que je ne peux même pas détruire puisqu’il est gravé au bout de mes doigts. Il me semble que le simple fait de souffler sur ce qui m’entoure va le faire disparaître à jamais et m’obliger à changer de cap.
Patte folle, que vais-je faire de moi ? T’aurais mieux fait de ne pas agiter ta calebasse car je serais resté à la même place… Et maintenant c’est à moi de me dépatouiller avec ce casse-tête.
Éclairage sur celui qui écoute.
PATTE FOLLE – C’était ton destin. Avec ou sans moi, un jour ou l’autre tu aurais sauté sur l’accordéon. L’appel de la musique n’a pas besoin de prétexte.
MAIN A LA RETOURNE – Tu m’entends ? Moi je t’entends.
PATTE FOLLE – Et maintenant tu fais quoi ?
MAIN A LA RETOURNE – J’en sais rien. T’as une idée ?
PATTE FOLLE – Et quoi d’autre ? Tu veux que je te borde ?
MAIN A LA RETOURNE – D’accord, je me débrouillerai seul. Je savais que je pourrais compter sur toi.
PATTE FOLLE – Oui mais ça, mon vieux…
MAIN A LA RETOURNE – Quoi mon vieux ?
PATTE FOLLE – C’est toi seul qui peut décider.
MAIN A LA RETOURNE – Décider de quoi ?
PATTE FOLLE – De ce que tu veux faire, puisque tu bous comme une marmite qui va faire sauter son couvercle.
MAIN A LA RETOURNE – Elle est bonne celle-là !
PATTE FOLLE – Alors quoi ?
MAIN A LA RETOURNE – Tu m’ennuies. Bouche tes oreilles, tu m’empêches de réfléchir.
PATTE FOLLE – Non mais… Commence par ne pas me parler, c’est plus simple. Et garde ta mauvaise humeur.
MAIN A LA RETOURNE – Je ne te parlais pas, je cogitais dans ma tête. Et voilà que tu me réponds.
PATTE FOLLE – En ce qui me concerne, je pourrais te dire la même chose. Bon, faisons comme ça. A plus tard.
MAIN A LA RETOURNE – Non, reste là mais ne dis rien pour le moment. Je te ferai signe lorsque j’aurai besoin d’un avis.
PATTE FOLLE – Comme tu voudras.
MAIN A LA RETOURNE – C’est ça. (Il se met à chanter comme pour faire écran à sa réflexion, afin d’être sûr que Patte folle n’entend rien.)
Chanson au tralala…
Tu crois que je vais m’en sortir ?
PATTE FOLLE – Je peux parler ?
MAIN A LA RETOURNE – Puisque je te le demande…
PATTE FOLLE – Pourquoi pas ?
MAIN A LA RETOURNE – C’est vrai après tout, pourquoi pas ? D’ailleurs t’es pas mieux loti.
PATTE FOLLE – Qu’est-ce que t’en sais ?
MAIN A LA RETOURNE – Me raconte pas de salades.
PATTE FOLLE – T’es en retard. J’en suis au dessert et tout commence à se clarifier.
MAIN A LA RETOURNE – Comment ?
PATTE FOLLE – Oui, je sais à peu près où j’en suis et ce que je compte faire.
MAIN A LA RETOURNE – Ah bon !
PATTE FOLLE – Eh oui.
MAIN A LA RETOURNE – Eh bien raconte.
PATTE FOLLE – La première chose qui me paraît évidente, c’est que de critiquer tout ce qui se fait, comme je n’ai cessé de le faire, ça ne fait pas avancer quoi que ce soit, bien au contraire. Ça résonne comme une invitation à en faire autant pour les autres et de râleur en râleur, plus personne ne fait rien et tout part à vau l’eau. Plus personne ne s’engage dans quoi que ce soit et c’est souvent les plus limités ou les plus inconscients qui se retrouvent aux manettes. Tu me suis ?
MAIN A LA RETOURNE – Je ne sais pas si je te suis mais je t’entends.
PATTE FOLLE – Je continue. Après, il ne faut pas s’étonner qu’il se fasse connerie sur connerie et si tu veux des exemples, il y a pléthore.
MAIN A LA RETOURNE – Ce n’est pas nécessaire. Je commence à avoir une petite idée de ce que tu vas dire.
PATTE FOLLE – Bon.
MAIN A LA RETOURNE – Poursuis.
PATTE FOLLE – En fait, je pense que le temps est passé de faire des courbettes. Et la seule chance que nous avons de nous en tirer, c’est de dire ce que l’on pense… J’espère ne pas me tromper.
MAIN A LA RETOURNE – Eh bien, ça promet !
PATTE FOLLE – Mais sache que pour y voir clair il m’a fallu dire et faire le contraire pendant plus de quarante ans. Tu parles d’une histoire de fou !
MAIN A LA RETOURNE – Serais-tu prêt à dire tout haut ce que tu penses ?
PATTE FOLLE – Parfaitement… Pourquoi ?
MAIN A LA RETOURNE – Parce que si c’est le cas, tu peux rentrer en courant.
PATTE FOLLE – Pour que je me bouge, mon pauvre ami, il faut que ma tête et mon corps se réconcilient et ne fassent qu’un… Aujourd’hui, ce n’est pas encore le cas.
MAIN A LA RETOURNE – Il ne manquait plus que ça ! T’es comme ma vieille bicyclette : quand je la gonfle à l’avant, elle éclate à l’arrière.
PATTE FOLLE – Eh oui. C’est pas si simple. Rentrer, je suis convaincu que c’est la bonne solution, mais rentrer où et dans quoi ? Le pays s’est dépeuplé et la plupart de ceux qui sont encore en vie sont déjà morts. Du moins morts dans l’envie qu’ils pourraient avoir de faire quelque chose. Quant à l’envie de le faire avec d’autres, alors là, c’est inenvisageable. Je me demande si tout bonnement, la machine à inventer, à proposer, à dialoguer, à rêver n’a pas basculé vers l’irréversible noirceur de la léthargie et de l’immobilisme de ceux qui ne veulent pas être dérangés, sous aucun prétexte, afin de parvenir jusqu’à la fin de leur pauvre vie en roue libre.
Contre cette résistance, cette inertie des volontés, on ne peut rien faire, ni moi, ni personne.
MAIN A LA RETOURNE – Alors que vas-tu faire ? Continuer à jouer les pyromanes de ta propre pensée, l’enflammer et te dégonfler ? C’est ça, fuir encore plus loin ?
PATTE FOLLE – C’est inutile de me provoquer, car là n’est pas le problème. Sache que lorsqu’on se retrouve dans des situations d’abandon des postes de pilotage, comme c’est le cas chez nous, la place est toujours occupée par quelqu’un et ce quelqu’un est souvent le pire que l’Homme a engendré.
MAIN A LA RETOURNE – Ton pessimisme m’étonne. Il n’est jamais trop tard. Seules les convictions comptent et pour qu’elles aient un effet il faut les planter quelque part, les cultiver et les semer sur de plus grandes surfaces.
PATTE FOLLE – D’accord, mais je ne sais pas si j’ai l’énergie pour le faire. Car les idées ne suffisent pas et par ailleurs je ne suis pas certain d’avoir raison.
MAIN A LA RETOURNE – Par contre si tu doutes, c’est cuit.
PATTE FOLLE – Je ne doute pas, je m’interroge.
MAIN A LA RETOURNE – C’est quoi, la différence ?
PATTE FOLLE – Ne m’embourbe pas, j’y suis presque.
MAIN A LA RETOURNE – Oui je vois, tu attends que l’on vienne t’implorer à genoux de venir nous sauver ?
PATTE FOLLE – Arrête tes sarcasmes, c’est suffisamment dur comme ça.
MAIN A LA RETOURNE – D’accord. Pour ma part, je suis convaincu que c’est quelqu’un comme toi dont le pays a besoin et peu importe si tu n’appartiens à aucune chapelle, bien au contraire. D’ailleurs, de ces lieux d’enfermement faisons table rase et donnons les manettes à ceux qui ont les compétences et non les apparences : le pouvoir, ça se mérite.
PATTE FOLLE – T’es en progrès. Encore une tirade ou deux de ce genre et tu es bon pour partir en campagne.
MAIN A LA RETOURNE – Je t’imite simplement pour t’encourager puisque tu hésites. Et sache que tu n’es pas seul. Je suis là, fidèle, et désormais convaincu…du moins, presque.
PATTE FOLLE – Je t’entends. Mais ce que j’ai à résoudre, c’est moi dans cet espace particulier qu’est celui de mon enfance, l’endroit où ma vie s’est inscrite. Et qu’est-ce que ma vie à Peschadoires ou à La Monnerie ? Rien. Une vie qu’il me faut reconstituer, retrouver et lui donner un sens pour que je puisse l’arpenter avec du poids dans les chaussures, avec la terre qui me colle à la peau, avec la tête légère dans cet air de la vallée de la Dore et les mains libres dans cette transparence.
MAIN A LA RETOURNE – Alors là, j’abandonne. Trop compliqué. S’il te faut dénouer les boyaux de la tête avant de faire le premier pas, je ne vois pas comment t’aider.
PATTE FOLLE – C’est sûr, personne ne peut m’aider. Quoique… Mais là aussi ça se décante. Petit à petit je retrouve des sensations de plaisir pour des choses banales du quotidien qui sont la plupart du temps en lien avec mon histoire. Ma vie se reconnecte et à chaque fois je fais un bond vers le point de mon départ que je n’ai eu cesse d’éloigner de moi-même.
MAIN A LA RETOURNE – Vas-y, continue. Tu es sur la bonne piste.
PATTE FOLLE – Si je t’en parle, c’est que je commence à y voir clair. Tu comprends ? Je n’ai qu’une question en suspens et dès que le message sera lisible tout sera possible.
MAIN A LA RETOURNE – C’est quoi ?
PATTE FOLLE – Là mon vieux, il te faudra attendre. Tu le sauras bien assez tôt.
MAIN A LA RETOURNE – D’accord.
PATTE FOLLE – Ah là là, toi, tu as de la chance. Pour toi tout est limpide… Pas le moindre problème, même l’harmonica est vaincu.
MAIN A LA RETOURNE – La chose que tu viens de te mettre dans l’œil s’enfonce de surcroît jusqu’au coude.
PATTE FOLLE – Tu parles de quoi ?
MAIN A LA RETOURNE – De ton doigt.
PATTE FOLLE – Pourquoi ?
MAIN A LA RETOURNE – Parce que je suis dans un état bien pire que le tiens.
PATTE FOLLE – Tu plaisantes.
MAIN A LA RETOURNE – Pas du tout.
PATTE FOLLE – Raconte, au lieu de tourner autour du pot.
MAIN A LA RETOURNE – J’y viens, y’a pas le feu.
PATTE FOLLE – Alors ?
MAIN A LA RETOURNE – Pour moi, tout s’embrouille. Tout devient flou, incertain et presque tragique. J’en viens, par moments, à refuser de vouloir comprendre car ce que j’entrevois me fait peur. Mais c’est plus fort que moi, je suis poussé par une force ou une raison infernale qui m’envoie contre moi-même pour que je vide cette vieille bouteille alors que je n’ai pas soif.
PATTE FOLLE – Mais encore ?
MAIN A LA RETOURNE – Sois patient, je plante le décor et maintenant, je remplis le cadre.
PATTE FOLLE – Propos d’artiste… Vas au fait, c’est insupportable d’attendre.
MAIN A LA RETOURNE – Je ne peux pas faire autrement. Tu vas devoir t’en contenter puisque c’est ça ou rien.
PATTE FOLLE – Vas-y, déroule.
MAIN A LA RETOURNE – Déroule, c’est ça déroule. Mais pour dérouler quoi, puisque je ne sais plus rien, si ce n’est que j’ai dû rater une marche ? Je suis là comme une courge môle à regarder couler la Dore et je n’ai rien compris des autres rivières et rien compris de celle qui me baigne les yeux, donnant à l’envers des feuilles des reflets légers qui comme des signes d’un autre monde me permettaient de me raconter des histoires. Des histoires creuses desquelles rien n’est sorti, même pas moi qui me retrouve sur mon derrière tel un vieillard vidé, ridé, asséché, n’ayant rien compris de la vie et lui ayant même pas fait signe quand elle m’effleurait. Je n’ai fait que me nourrir d’illusion, de rêve et croire au bonheur dans le vide de la vie, dans l’erreur du monde.
J’aurais pu tenter d’éclairer des pans de ce qui se passait, discuter, aider et faciliter la vie de mes proches. Pour cela j’avais tout le temps. Eh bien non, je n’ai fait que dormir à l’ombre d’un château de feuillage qui n’avait aucune consistance et que je trouve dérisoire. Je ne suis que le raté de Peschadoires et ce constat me noue le ventre à en vomir. Je suis dans l’horreur de moi-même et je ne trouve pas les mots pour m’insulter, pour m’infliger la peine que je mérite d’animal immonde, ayant refusé de porter assistance à personne en danger : ma famille, ta sœur et tous les gens qui m’entouraient.
Je suis coupable et coupable encore et tout le monde s’en fout, considérant depuis longtemps que je ne suis même pas bon à juger. Tu entends ? Je ne peux même pas recevoir la sentence d’un monde dans lequel j’étais censé vivre.
PATTE FOLLE – Vas-y doucement…
MAIN A LA RETOURNE – Je suis pire qu’un mort… Au moins on les respecte et mourir, je ne peux qu’imaginer ne pas avoir le courage nécessaire pour y parvenir. Raté, lâche, être résiduel à charge, plaie de village endormi, fardeau dégueulasse que personne ne veut jeter de peur de se salir. Je suis passé à côté et, non content d’être passé à côté, je ne suis pas passé du tout. Rien, rien et encore rien. Si un jour tu tentes de savoir ce qu’il y a au-delà du vide, eh bien tu auras une réponse : moi.
PATTE FOLLE – Bonjour le tableau… Tu es terrible. Aie un peu d’indulgence. Rappelle-toi ce que tu as fait avec ton talent de musicien, ce que tu as apporté à tous ceux qui t’ont écouté et qui ont dansé au son de ta voix, de l’harmonica et de l’accordéon.
MAIN A LA RETOURNE – Mais mon pauvre ami ce n’est rien, un sac de noix dévoré par les rats, de la rigolade ! Sans ton départ je n’aurais rien fait de tout ça, par faiblesse et fainéantise, et je serais là à fredonner deux ou trois rengaines démodées qui n’intéresseraient même pas les oiseaux de passage obligés d’aller se percher à distance pour ne pas être dérangés par mes tralalas de ridicule du gosier, qui fait ces tralala-lalères dans le trou du cul du monde en croyant être la vedette du terrier. Non… Je me suis regardé en face et je sais ce que je vaux : rien, rien et encore rien. Même pas une rustine pour réparer mon vélo.
PATTE FOLLE – Il ne faut pas que tu restes comme ça. Écoute, je suis loin mais tu ne bouges pas, tu ne fais rien. Tu mets ton cerveau au repos, en vacances de tournicotage et tu m’attends, j’arrive, tu m’entends ?
MAIN A LA RETOURNE – Ne change rien. Laisse-moi où je suis, oublie-moi. Je ne suis rien, tu entends ? Rien.
PATTE FOLLE – Promets-moi d’attendre, je suis déjà en route.
MAIN A LA RETOURNE – Bon, d’accord.
PATTE FOLLE – Je me dépêche. Mais s’il te plaît, chante ou joue-moi de l’accordéon. De là où je suis, je t’entends et ça m’aidera sur le chemin et je serai sûr que tu es là sous les arbres. Allez joue, j’arrive.
Main à la retourne prend l’accordéon et doucement il joue des airs les uns derrière les autres, tristes, en mineur…
André RICROS