Cela fait plusieurs mois que cette valse m’occupe, et ne demande qu’à jouer pour vos oreilles, mais quelque chose l’a retenue. À vrai dire, l’injuste hésitation dont elle a fait l’objet a pourtant un fondement assez sérieux, reposant sur un questionnement qui taraude les transcripteurs de musiques traditionnelles depuis bien longtemps, et qui, à mon humble avis, n’a pas encore trouvé réponse satisfaisante. Sans prétendre en apporter une, je propose ici une confrontation entre l’ossature générale d’un morceau et la transcription intégrale d’un enregistrement donné de ce morceau
Jean Jouve est un violoneux du Brivadois, dont le répertoire, simple et festif, a fait les belles heures des habitants du coin de Saint-Ilpize en son temps. Certains s’en souviennent encore. Voici la valse en question, enregistré le 24 septembre 1971 par Catherine Perrier, Mary Faith Rhoads, John Wright et Emmanuel Lazinier, le découvreur de ce singulier violoneux.
Par habitude, je vous aurais dit qu’à la première écoute, cette valse paraît si simple, et qu’en écoutant mieux, toute la richesse du jeu de ce violoneux apparaît. Mais ce n’est pas ce qui s’est passé de mon côté. Tout se passe comme si à la première écoute les éléments de styles devançaient la mélodie. Les choix stylistiques à faire pour une partition simplifiée permettant de rendre ces éléments dans leur ensemble étaient impossibles. Je me suis donc contenté de noter d’abord l’ossature du morceau, au moins pour vous permettre de la voir et de la mémoriser un peu !
Si vous réécoutez le morceau, vous vous apercevrez que cette partition est fort maigre, et, pire, si vous jouez cette mélodie ainsi, elle s’avère quoi que jolie, plutôt ennuyeuse ! Ce qui n’est pas du tout le cas quand on écoute Jean Jouve et son interprétation vivante. Notons d’emblée que le violon de Jean Jouve est accordé un ton plus bas, c’est-à-dire en FA-DO-SOL-RE, et non en SOL-RE-LA-MI. Nous avons respecté cet accordage et noté le morceau en fa.
Dans un premier temps, nous pouvons remarquer un contraste intéressant : une différence de traitement entre les deux parties est systématique, que ce soit au niveau de l’articulation que de la dynamique. La première est plutôt liée, tandis que la deuxième est plus enlevée et détachée. Ce fait assez simple permet de faire en quelque sorte « respirer » la valse. Cela implique une variation d’intention d’une partie à l’autre dont les conséquences seront des ralentissements (ou plus exactement des retenues) du tempo, et des ornements et articulations suffisamment réguliers sur la deuxième partie pour être notée sur l’ossature.
Ce que l’on entend et qui est si difficile à noter, c’est la grande liberté et la grande spontanéité de Jean Jouve par rapport à la mélodie qui lui sert de modèle.
La base rythmique du morceau semble tout simplement être une mesure de trois noires, alternant de temps en temps (c’est-à-dire toutes les quatre mesures) avec une mesure présentant une note tenue (une blanche ou une blanche pointée). Ce petit moteur de quatre mesures est parfaitement régulier et ne varie pas dans sa structure. Par contre, on l’entend très bien, il varie beaucoup dans sa forme, dans le sens où Jean Jouve semble opérer sur la noire toutes les possibilités de traitement.
Cette noire peut devenir pointée, obligeant alors la deuxième noire à devenir une croche, pour conserver le tempo et la cadence. Ce traitement est majoritaire dans la première partie. L’effet rendu est la sensation d’allongement des notes au sein même des trois temps, comme si la noire faisait tout pour tendre vers la blanche, la croche suivante passant suffisamment vite pour « combler » la retenue de la noire. Il en découle un balancement très efficace pour la danse. Bien évidemment, la noire pointée n’est pas interprétée de façon mathématique, et la durée de la croche en est proportionnelle. Les micros variations rythmiques concernant la durée des noires sont la traduction de la spontanéité du jeu. La notation reste symbolique et indicative.
Dans la deuxième partie, la plupart des noires sont piquées, donc très courtes et dynamiques, alternant avec des noires allongées en début de mesure. Tout se passe comme si la noire allongée représentait un appui marqué sur un ressort, et comme si les noires piquées étaient le résultat d’un relâchement soudain provoquant des petits rebonds successifs.
L’allongement est également opéré par les ornements, que ce soit des mordants (joués sur l’attaque même de la note) ou des ornements réalisés dans la durée de la note, après l’attaque et juste avant de passer à la note suivante (ce que nous avons transcrit en petites notes).
Nous pourrions nous arrêter là mais cela reviendrait à ne pas nommer avec des mots plus précis ce que j’indiquais par les termes de « spontanéité » et de « liberté ». Derrière le vague des mots se cache souvent la méconnaissance, et en ce qui nous concerne maintenant, au vu de la précision du jeu de Jean Jouve, ce serait une atteinte à sa mémoire que de ne pas tenter d’éclaircir ces deux notions.
Je vous propose donc de jeter un coup d’oeil au déroulement narratif du morceau dans son entier, à savoir comment le musicien enchaîne sur son violon les différentes phases de la mélodie et quelles astuces il met en oeuvre pour éviter l’impression de répétition.
Avant de consulter la partition intégrale qui suit, je vous invite à réécouter le morceau ci-dessus.
Jean Jouve propose trois « tournes » dont la dernière est exempte de deuxième partie. On voit que la première partie est systématiquement répétée, avec bien entendu des variations. La seconde partie n’est pas répétée à la première tourne, mais l’est à la deuxième pour disparaître à la fin. Voici donc la structure du morceau dans son déroulé : AAB-AABB-AA avec une formulette de fin.
Une partie est constituée de quatre motifs, un motif correspondant à la durée du moteur évoqué plus haut, soit quatre mesures. La partie A est construite de cette façon (ce qui ne varie pas dans tout le morceau) : motif a1 – motif a2 – motif a1 – motif a2′. La partie B est structurée ainsi : motif b1 – motif b2 – motif b1 – motif b3.
Il y a donc au sein même des parties une alternance régulière de motifs, le premier motif de chaque partie étant systématiquement repris entre les autres. On voit que dans la première partie, c’est le second motif qui est repris mais qui est légèrement varié pour conclure (d’où notre appellation motif a2′). Dans la seconde partie, le motif de conclusion est suffisamment différent du motif intérieur (motif b2) pour le distinguer (motif b3), celui-ci reprenant les deux dernières mesures du motif a2′.
Tous ces motifs se ressemblent donc et sont structurés de la même façon. Le morceau entier est donc une géante répétition et variation d’un seul type de motif du début à la fin. Pour éviter l’impression de répétition, le musicien doit donc être particulièrement vigilant et inventif ! Jean Jouve joue sur les oppositions. Il propose une grande variété de micro-variations qui s’opposent et se répondent, et cela à tous les niveaux.
- Première opposition : le tempo
La première partie est stable du point de vue du tempo. La seconde partie, par l’intermédiaire des notes piquées, semblent accélérer légèrement. Je n’ai pas vérifié de façon objective si c’était vraiment le cas. Mais peut importe, c’est l’impression qui compte ici, car cela constitue déjà un contraste qui s’entend. La fin de la seconde partie fait l’objet d’un ritenuto qui est maintenu sur le début de la première partie qui suit. Lors de la deuxième tourne, ce ritenuto tient toute la durée du premier motif. Lors de la troisième tourne, il est résolu pendant le premier motif, il est donc plus court. Cela donne l’impression d’une relance plus vive à la troisième tourne qu’à la deuxième.
Nous avons vu également que la durée des notes pointées était relative. Tout cela a donc une action sur le tempo. Ce dernier bouge et n’est pas métronomique. Il est cependant suffisamment maîtrisé pour ne jamais quitter la cadence. L’irrégularité relative du tempo dans la musique à danser est un élément fréquemment employé par les anciens musiciens de tradition orale pour faire vivre et respirer le morceau. Je souhaite attirer l’attention là-dessus, cette valse étant un excellent exemple.
- Deuxième opposition : les si bémol
Tous les motifs a1 ont la particularité de présenter une quarte légèrement élevée. Nous avons choisi de l’indiquer par un quart de ton (un si demi-bémol), mais l’intervalle est un peu plus complexe, la hauteur étant en fait un peu variable : on s’éloigne plus ou moins du si bémol, sans pour autant atteindre le si bécarre. À l’opposé, les si bémol des motifs a2 et a2′, ainsi que b3 sont bien réguliers.
Ce qui est intéressant avec cette double qualité du si bémol, c’est que le motif a2 reprend en variation une tierce plus bas le motif a1. L’alternance marquée entre le si demi-bémol et le si bémol constitue alors ici une opposition systématique, que j’aurai tendance à ramener à une image lumineuse : a1 étant plus « clair » ; a2 étant plus « terne ».
- Troisième opposition : l’articulation
Jean Jouve a un jeu de violon particulier, évitant le jeu dit « coulé » qui maintient l’archet sur les cordes et confiant aux doigts le découpage rythmique. Il utilise l’archet de façon très dynamique en piquant les notes. Il s’agit d’une « signature » de sa part, c’est à cela qu’on le reconnaît. Mais ses piqués sont ici très bien organisés et interviennent à deux niveaux.
Ils permettent d’abord d’opposer la première partie à la deuxième dans chaque tourne. La deuxième partie présentant beaucoup plus de notes piquées que la première. Mais au regard de la partition, on voit que le phénomène est plus complexe. La première partie fait intervenir des notes piquées à la reprise, sur les deux motifs centraux (a2 et a1). À l’inverse, les premières notes des motifs a2 et a2′ sont allongées sur les deux reprises.
La seconde partie présente lors des deux tournes des notes allongées à chaque début de motif. La première tourne montre un contraste de traitement : les notes piquées interviennent un motif sur deux (c’est-à-dire sur b1 uniquement). À l’inverse, la seconde tourne présente des notes piquées à la première reprise sur les trois premier motifs (b1-b2-b1), alors que la seconde reprise n’est pas du tout piquée.
Nous retrouvons pour finir, par effet de contraste les piqués sur le dernier motif du morceau, introduisant la formulette de fin. Ce déplacement des piqués à cet endroit justifie l’absence d’une seconde partie en y faisant référence par l’articulation.
Enfin, les notes allongées se situent toujours à la même place, en conclusion de motif (les blanches), ou en début de motif (les noires)
- Quatrième opposition : les doubles cordes
Si un autre élément de style peut caractériser le jeu de Jean Jouve, c’est bien les doubles cordes, ou, plus exactement, la façon de les employer. En général, les doubles cordes interviennent sur des appuis, des accents. C’est le cas chez Jean Jouve, mais avec quelques réserves cependant. En effet, il utilise cette technique à des fins narratives et dynamiques, pas uniquement pour épaissir le son, ce qui est une véritable originalité.
Pour être clair, Jean Jouve se sert des doubles cordes de quatre façons différentes :
1 – pour lancer ou relancer un motif, sur le premier temps d’une mesure, c’est l’usage le plus courant (par exemple aux mesures 1, 17, 33, etc.)
2 – pour anticiper un appui sur un début de motif, la double corde est jouée « entre les notes », juste avant l’appui (par exemple aux mesures 3, 12, 47, etc.)
3 – pour soutenir un ornement ou sortir d’un appui en introduisant par anticipation une note non appuyée (c’est le cas à la fin de presque tous les deuxièmes et troisièmes motifs de chaque partie)
4 – pour « réveiller » la musique, resserrer la cadence. Il s’agit là d’une autre signature. Pour relever le climax du morceau, Jean Jouve multiplie les doubles cordes. Mais cela est préparé dans le déroulé du morceau :
Première tourne :
Elles apparaissent sur les débuts des motifs de la première partie, ainsi que sur la fin des deuxièmes et quatrièmes motifs. Elles se font plus présentes lorsque survient la seconde partie, en apparaissant notamment sur certains troisièmes temps des mesures.
Deuxième tourne :
On part de l’acquis de la seconde partie de la première tourne, et les doubles cordes se contaminent, en plus des temps forts introduisant les motifs à quelques troisièmes temps de certaines mesures. La seconde partie jouée deux fois est le climax attendu et les doubles cordes sont les plus nombreuses possible. Cependant, certains troisièmes temps commencent à disparaître, en particulier au début de la reprise. Ils reviennent à la fin, mais par cette astuce, on s’attend à ce qu’ils disparaissent.
Dernière tourne :
Jean Jouve se prépare à sortir du morceau, mais pas tout de suite. Il propose ici une autre opposition tout-à-fait originale : il diminue l’emploi des doubles cordes, conservent les lancement de motifs, gardent certains troisièmes temps en faisant disparaître la double corde sur le premier. Et surtout, il introduit un élément nouveau : la double corde sur le deuxième temps à la mesure 123, ce qui permet d’avoir un enchaînement de double cordes en « syncope » de la façon suivante (n° de mesure : n° des temps concernés / n° de mesure : n° des temps concernés, etc…) :
121 : 1 – 3 / 122 : 1 – 3 / 123 : – 2 – / 124 : – – 3 / 125 : – – 3 / 126 : 1 – –
L’absence de premiers temps touchés par des doubles cordes prépare à leur disparition. En effet, la dernière reprise de la première partie ne fait intervenir les doubles cordes que sur les débuts de motifs, le reste étant joué en mélodie seule
L’utilisation narrative des doubles cordes est doublée de l’utilisation des ornements qui, après avoir « pullulé » dans la deuxième partie de la deuxième tourne, disparaissent presque totalement de la reprise de la première partie à la dernière tourne.
Notre analyse est terminée, mais pour rassembler vos esprits, nous vous invitons si vous le souhaitez, et avant de lire la conclusion, deréécouter encore une fois la valse dans son ensemble.
Cette analyse est faite pour vous montrer à quel point la liberté et la spontanéité sont organisées. Jean Jouve n’a pas seulement l’ossature dans la tête, il a, avec un peu d’avance sur ses auditeurs, le déroulé et les mouvements de la mélodie, lui permettant de prévoir les grands moments narratifs de son morceau. Il s’agit pour nous d’une « pré-spontanéité », d’une présence accrue au jeu, d’une attention globale qui sait déjà où aller au moment même où la valse commence, sans pour autant prévoir ce qui va se passer. Cet aspect du jeu de Jean Jouve, qui en fait un grand musicien, avait enthousiasmé John Wright, pour qui Mr Jouve restera un modèle.
J’espère que maintenant vous comprenez pourquoi !
Eric Desgrugillers
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