Toc, toc, toc…
Entrons, si vous le voulez bien, dans une maison inconnue, une maison attirante, celle où jouent Anne-Lise Foy, Stéphane Milleret et Vincent Boniface jusqu’au petit matin.
Entrons à pas lents, s’il vous plaît, pour prendre le temps de se faire à cette température nouvelle. Essuyons-nous les étiquetages faciles sur le paillasson de l’entrée, pour mieux sentir la chaleur que dégage le parquet de l’intérieur accueillant qui s’offre à nous.
D’ordinaire, les disques sur lesquels j’écris sont des purs produits d’Auvergne. Aujourd’hui, j’ai décidé de vous inviter à vous nicher dans un chalet frontalier, entre nos terres volcaniques et les deux faces du massif des Alpes : entre Thiers, Grenoble et Aymavilles en Italie. Un détour qui mérite d’être justifié, car au-delà de l’instrumentarium utilisé, qui comprend les emblèmes que sont vielle, cornemuses et accordéons, ce trio issu du collectif « Mustradem » se revendique de la mouvance « néo-trad » qui fleurit sur les parquets des bals folks un peu partout en Europe de l’Ouest.
Alors, pourquoi Trad’ ?
Sûrement parce qu’il y a les timbres de ces instruments qui n’appartiennent qu’aux musiques trad, ces timbres rares, ici tant chéris qu’ils sont raffinés, polis et distillés au grés des inspirations personnelles des musiciens, et de leur indéniable virtuosité à chacun et chacune. Mais aussi parce qu’il y a cette façon unique de penser la musique, avec la cadence omniprésente, que ce soit celle, chaloupée, d’une mazurka ou d’une polska suédoise, ou celles, plus nerveuses et tourmentées, des danses Bretonnes qui garantissent encore aujourd’hui le succès pérenne des Fest-Noz. Toctoctoc est un groupe « trad’ » parce qu’il travaille sa finesse dans le corps vécu des musiques de bal, avec ce swing que les jazzmen n’auront jamais totalement, car « l’enseignement de l’art ne leur a point appris à en refouler les instincts » (G.Sand).
Et pourquoi « néo » ?
Tout d’abord parce qu’il s’agit entièrement de compositions, donc de nouveautés. Mais entendons-nous bien : de la composition de haut vol, de l’orfèvrerie mélodique qui sonne comme rien d’autre. Il faut entendre le jeu des musiciens séparément pour comprendre comment de tels thèmes ont pu être imaginés. Il faut s’immerger dans le monde de la variation, de l’ornementation au service de la danse pour sentir comment, par soubresauts, suivant les inflexions d’une certaine malice, tournent ces morceaux, avec une ferveur indicible qui vous laisse d’innombrables parfums à explorer au fur et à mesure des écoutes.
Une chose est nette, dans ces eaux troubles où les catégories, genres et styles musicaux n’ont pas lieu d’être cités : Toctoctoc a un son à lui, un art à lui, une dentelle reconnaissable entre toutes. Une chose est claire dans l’obscurité des intentions que l’on pourrait leur prêter : l’amour de ce son, l’amour de la pulsation, l’amour des mots, l’amour tout court.
Anne-Lise Foy est une perle rare parmi les joueurs(es) de vielle à roue. Non seulement il s’agit bien d’une chanteuse hors-pair, qui sait modeler à merveille la douceur de sa voix, afin qu’elle épouse les cadres mélodiques les plus inventifs, tout en travaillant la nuance dans le détail, le détail dans la nuance ; mais en plus, elle écrit ses textes. C’est une auteure. Elle écrit ses évasions, ses murs, ses battements de cœur, ses empathies, ses joies et ses tristesses. On y trouve quelque chose de grandes chanteuses actuelles comme Juliette, quelque chose de ce dépouillement de l’âme offerte dans la chanson… Plaisir d’offrir, joie de recevoir. Un pur bonheur.
Tapies dans l’ombre, quelques maladresses peut-être rappellent combien tout cela reste la musique de l’ordinaire, du quotidien fragile… tandis qu’un soleil virtuose éblouit le jeu de tous. Vincent Boniface réussit dans cet album à pousser son charme absolu jusqu’à l’arrangement parfait, où la clarinette est un délice, la cornemuse retrouve l’écho des montagnes sauvages en renouant avec une puissance rare, où chaque solo dévale avec autant d’urgence que d’élégance les flancs escarpés des accompagnements de Stéphane Milleret, qui ne rate jamais l’occasion de virages accordéonistiques pleins de surprises. Dans un grand espace en noir et blanc balancent les trois musiciens qui ont su, pour ce deuxième opus, alterner avec justesse les climats harmoniques de leurs compositions, en faisant la part belle à des modes majeurs plus lumineux que ceux qu’on leur connaissait habituellement.
Rien de surprenant pourtant lorsque l’on connaît, un tant soit peu, les uns ou les autres. Ces trois là ont une générosité qui ne peut plus rien dissimuler de leur part d’ombre ou de lumière.
Toc, toc, toc…
Je re-frappe à leur porte une fois encore, poussé par l’envie de partager avec eux quelques moments d’émotions. Ca repart, écoutez la « ronde au réveil », frémissez, ne dites plus rien, laissez infuser les mots de Lisou et savourez les vapeurs…
Wilton