Leurs mains passaient la journée à caresser tout ce qu’ils faisaient, alors que leurs allures offraient des visions d’hommes rustres jusqu’à la sauvagerie. Ils étaient vêtus de guenilles sales et déchirées où, dans les trames des tissus de moleskine qui les recouvraient, s’étaient mêlés lait caillé, herbes écrasées, bouses de vache, transpiration, poils de chiens et de bovins, poussières grasses ou légères qui donnaient du brillant à leur tenue. Ces dernières semblaient vissées sur leurs chairs. Le béret n’avait de forme que celle de leur crâne. Plaqué là depuis une éternité, son feutre avait fait tous les efforts du temps pour se mêler à la peau et leurs cheveux auraient pu pousser directement sur cette matière informe.
Les trois hommes du buron, le vacher, le botelher[1] et le berger allaient pieds nus dans l’herbe. Ils faisaient, réglés comme une comtoise, les mêmes gestes qui emplissaient et vidaient le buron d’une activité consacrée à un troupeau de vaches. Elles étaient déplacées, traites et leur lait devenait, une fois transformé par un savoir-faire aussi vieux que la nature, une fourme de cantal de 53 kg.
Du matin au soir, leurs mains, passant de l’eau au lait puis du lait à l’eau caressaient successivement les outils, les bêtes et la tomme, retombaient le soir sur les paillasses et dès le lever du jour recommençaient cette même danse.
Ces mains que le froid gerçait, que la traite déchirait jusqu’à la perte des ongles, ces mains ne cessaient de caresser leur ouvrage jusqu’à donner l’impression qu’elles caressaient toute la montagne.
Leurs mains épaisses, maladroites, inutiles et encombrantes dès que le travail avait cessé, avaient cette délicatesse et cette précision de gestes qui les rendaient légères et douces lorsqu’ils passaient derrière une bête. Les mains posées sur les croupes des vaches qu’ils contournaient pour saisir leurs veaux, glissaient d’un côté à l’autre de l’animal sur les toisons rouges.
Ces mêmes mains, tournant dans la gerle pour séparer le caillé du petit lait, ces mains encore pétrissant la tomme écrasée pour lui incorporer le sel, ces mains enfin frottant les fourmes avant de les retourner, ces mains ne cessaient de tournoyer dans un ballet sans fin suivant la musique du carillon qu’interprétaient les cloches suspendues au cou de chaque vache.
Le soir venu, Henri dit « Riquet », le botelher saisissait son accordéon diatonique qui devint un temps chromatique, pour redevenir diatonique.
– Oh !, y’avait trop de « traumatisme » dans cette « cordéon ». Je suis revenu à l’ancien, à la diatonique. Lui il marche comme je respire.
Assis sur une pierre roulée sur le côté de la porte du buron et qui servait de siège depuis des générations, il jouait. C’est de cette scène qu’il s’adressait à la journée finissante où, tout autour de lui, tout semblait tomber et disparaître dans le vertige de la nuit.
Ces doigts partaient toujours de la même manière, parcourant le clavier mélodique dans un désordre apparent, mais toujours le même. Une prise de contact qui se traduisait par des productions de sons pouvant être assimilés à un échauffement ou une mise en voix. La main droite ayant fait son exercice, l’autre opérait sur les huit touches des descentes et des montées de basses renforcées, par des coups de soufflets plus appuyés. Ces premiers sons disparus dans la résonance des lieux, une valse lâchait sa première phrase. Elle taillait avec précision un espace dans la nuit qui était survenue. En veilleur, une lame de lumière provenant de la lampe à gaz suspendue au dessus de la table, s’échappait de la porte. La valse avait dans les contours de sa mélodie construit un édifice aussi grand qu’une cathédrale où chaque son allait buter contre ses parois pour revenir en écho. Là, toujours posé sur son rocher, Henri Tourlan oubliait sa chanson à trois temps. Il reliait directement ses sentiments à ses doigts qui partaient à la conquête du clavier, libérés de toute règle, de toute technique et de toute contrainte.
La musique vibrait, s’étirait sur le rythme et jouait avec les courbes qui circulaient en lui. C’est à ce moment que les deux autres hommes, restés face à face de part et d’autre de la table, arrêtèrent leur discussion et oublièrent de fumer leur cigarette. Le son du carillon avait roulé dans l’herbe fraîchissante pour estomper le timbre de son campanaire. Le buron et le troupeau venaient d’être embarqués dans une histoire qu’ils attendaient comme on s’installe devant la télévision à l’heure du feuilleton familial.
Au fil des mélodies, le visage d’Henri se rapprochait de son instrument. A la fin de sa course, sa joue était posée sur le haut de l’accordéon.
Dormant dans sa musique, rêvant dans le phrasé des chansons qu’il organisait en chapelet, il n’avait pas vu que le brouillard avait enjambé la montagne et submergé le buron.
Les notes partaient et se brisaient dans cet édredon perlé de petites gouttelettes qui resserraient l’espace au point que la cathédrale ne fut bientôt qu’une crypte où son amour de la musique s’était enroulé à ses pieds. Il n’avait désormais que la place nécessaire à sa respiration, un monde qui s’était refermé sur son imagination, où les cloches s’étaient dissoutes dans la ouate. Un de ses collègue vint l’arracher à son voyage :
– Quoueï l’ouro, eï ten de dintra, bo otopa frét, y crégé que lo zinzougno crigno l’umidita.[2]
En ouvrant les yeux, emporté qu’il était par le flux de sa musique, il se crut suspendu dans les nuages. Mais, il n’en était rien, ses fesses étaient bien posées sur la pierre et les pas qui sonnaient sur le pavé du buron étaient bien ceux des hommes qui l’accompagnaient dans cette estive.
D’un geste, il saisit son instrument et le rangea dans sa housse. A nouveau ballantes, inutiles et encombrantes, ses mains se posèrent sur la paillasse le long de son corps, silencieuses et dociles.
[1] L’aide vacher
[2] C’est l’heure, il est temps de rentrer, tu vas attraper froid et je crois que le zinzin craint l’humidité