Les habitudes sont coriaces, non parce qu’elles sont nécessaires mais parce qu’elles font appel à un vieux fond d’éducation où l’innovation pourrait apparaître comme insultante auprès de ceux, plus anciens, qui ont élaboré et transmis une méthode efficace.
Concernant le domaine de la pêche, il est évident que de tendre des filets au beau milieu de la rivière, dès l’instant que cela est permis, avait une indéniable efficacité mais cela ne réglait en rien ce que notre bonhomme, dit « Le Roussel de l’Allier », avait conçu comme pouvant s’identifier au plaisir de la pêche.
– Tant qu’ils y sont, ils n’ont qu’à détourner la rivière et il leur sera encore plus facile de récupérer le poisson. Ils n’auront ainsi qu’à reproduire les gestes qu’ils font pour ramasser les pommes de terre… se pencher. C’est une misère et je parie que ce n’est que le début de la bêtise des hommes. Je ne suis pas d’accord avec ces manières. La nature, c’est comme un cheval : soit tu parviens à le dresser et tu partages quelque chose avec lui, soit il te met le cul par terre parce que t’es trop con. Il faudrait que la rivière ait des sabots ferrés, je te promets que j’en connais un bon nombre qui auraient chaud aux fesses.
Le Roussel de l’Allier passait le temps qu’il ne voulait pas donner à son travail au bord de la rivière, d’autant que cette dernière longeait l’espace de ses activités. Là, placé sur un cailloux où il la surplombait, il observait ce qui se passait. Toujours accompagné d’un copain le plus souvent futile, il notait dans son immense mémoire toutes ses observations. Durant l’hiver qui suivit, il passa ses veillées à fabriquer des imitations d’insectes qu’il avait repérés comme servant de nourriture aux poissons et il fit donc des prototypes qu’il expérimenterait dès la saison prochaine.
Sur des hameçons simples, il s’évertua à fixer des plumes et des filasses censées représenter là un subimago d’éphémère genre mouche de mai, ici un plécoptère genre sedge et une troisième qui aurait pu caractériser une mouche commune ou un insecte terrestre. Quant à son projet de réaliser des imitations de sauterelle, il ne put réussir à le mettre en œuvre, n’ayant pas trouvé les matériaux nécessaires.
Ces mouches étaient certes sommaires mais solides. Des mouches un tantinet lourdes, avec des temps de flottaison relativement courts. Mais avec un peu de saindoux passé sous leur abdomen, elles restaient plus longtemps à la surface, puis disparaissaient sous l’eau dès qu’une vaguelette les submergeaient, pour ne plus jamais réapparaître.
Si les résultats ne furent pas évidents durant les premières sorties faisant suite à l’ouverture de la pêche, le temps devant y être pour quelque chose, il en fut tout autrement pour le reste de la saison.
Ces mouches placées au bout de son fil et portées le plus loin possible sur les veines du courant produisaient des effets remarquables, à tel point que ses copains en vinrent à adopter sa technique.
La pêche à la mouche venait de faire son entrée sur les bords de l’Allier, à la plus grande surprise des truites qui ne comprenaient pas que les insectes de cette région, jusqu’alors dociles, parviennent à les entraîner hors de leur milieu liquide, alors que depuis des temps immémoriaux, au dire des vieux poissons, jamais le monde des invertébrés n’avait manifesté de telles ambitions.
André Ricros
Riom, le 18 octobre 2006