La nuit semblait avoir sauté comme un encrier hors de son pupitre d’écolier. La nuit paraissait avoir surgi de la nuit : la nuit noire.
Ruisselante et opaque, elle engluait nos gestes et nos pensées : nous partions passer les réveillez, poser de maison en maison un chant de quête de la période de Pâques.
La nuit était désormais conquérante, profonde et insondable, se reproduisant à l’infini, créant jusqu’à sa propre nuit : la nuit noire.
Au bout de quelques pas, nous prîmes possession de la totalité de l’espace.
La nature ne s’accommodant pas du silence, elle avait tiré à elle le ronflement léger d’un bois installé sur ses pentes, les zigzags éraillés de quelques oiseaux nocturnes que de rares chiens s’évertuaient à poursuivre avec de sourds aboiements désespérés et jetés au hasard.
Sur ces mousses sonores venait, régulier, le désordre de nos pas roulant les gravillons de cette route communale qui tire un trait sombre dans le mitant du hameau de Pérol.
A la vue des premières maisons placées le plus au Sud de ce promontoire, nous lâchâmes la chanson des Réveillez.
Nos voix agglutinées autour de Jean Farges et du violon de Joseph Perrier, mirent l’air en vibration pour que l’apparence d’une fragile mélopée glisse sur l’herbe, bute contre le mur de la ferme nous faisant face, se faufile sous la porte et dans les plis des fenêtres pour aller dans le premier sommeil des gens endormis atteindre leur plaisir de se sentir tout au fond des draps enveloppés par une mélodie qu’ils souhaitaient entendre.
Happé dans l’intérieur d’un rêve, passé le temps de l’inévitable surprise, chacun replongea plus loin dans la souplesse du lit afin de ne rien perdre de cette magie où la chanson semblait sortir des arbres, des champs et du ciel de ce pays. Un pays qui se souvient de ce réveillez où la mort vous rappelle à sa mémoire pour mieux se faire oublier demain.
Cette nuit là, la mort parlait à l’oreille. Elle courait et roulait ainsi toute la nuit répandant l’angoisse et le soulagement jusqu’au matin levant.
La chanson était devant la porte, la maison s’était éclairée puis éteinte pour laisser au chant la liberté de prendre toute sa place. Elle déroulait son ruban mêlant voix et violon, reliant le dehors et le dedans, ceux qui chantaient et ceux qui, derrière la porte, assis dans un recoin, écoutaient cette prière qui était en eux, cette parole étrange qui les attachait les uns aux autres.
Tout autour, la nuit glissait et s’épaississait là où le chant n’avait pas pu l’atteindre : la nuit noire.
Au moment où la chanson se mit en boucle, une fenêtre dessina son contour. Nous avons trinqué, emporté des œufs et poursuivi notre pèlerinage.
La chanson finie, des couplets restèrent accrochés dans la haie. Ils subsisteront ainsi jusqu’à la St Jean, seront encore là à Toussaint mais sans refrain, renaîtront à Noël d’un mot, chemineront jusqu’à Pâques et accompagneront à nouveau la quête des hommes à chasser la mort.
Les maisons se suivirent agitant petit à petit le hameau d’une étrange manière.
Tout au bout du village, après avoir succombé au rouge, au blanc, à l’alcool de prune, au cointreau de trop, au café réchauffé, à la bière tiède, sans oublier les denrées consistantes qui allaient du pain au poulet en passant par saucissons, pâtés et rôtis, nous partîmes chargés d’œufs vers la dernière maison retirée de la route : une cabane de planches rattachée au ciel par un tuyau de poêle à chapeau chinois.
Nous avons approché la maison en faisant le moins de bruit possible. Le chemin étant tant en herbe qu’en pierre, nos pas s’enfilèrent les uns à la suite des autres en suivant la bordure la plus silencieuse. Placés en demi-cercle devant la porte :
– Podam chantar ? (On peut chanter ?)
Et nous parvenant comme filtrant au travers d’un plancher :
– Anatz-i (Allez-y)
La chanson se déroula, pareille à elle-même. Nous eûmes en retour une résonance que la pierre des maisons précédentes n’avait su rendre.
Venant de l’intérieur de l’habitation, une lumière vacillante fit trembler des ombres où se mêlaient présence humaine et univers de contes merveilleux.
La porte n’était pas fermée à clé car seule la poignée se fit entendre. Dans l’entrebâillement de l’ouverture, un homme était debout devant nous. D’une main, un bougeoir à l’unique flamme, de l’autre une énorme patte ouverte dans laquelle la ponte d’un jour était rassemblée comme dans un nid de chair et d’os. Un à un, les œufs passèrent dans notre panier. L’opération terminée, il poussa doucement la porte sans la refermer.
L’homme qui nous était apparu portait une chemise de nuit écrue lui descendant jusqu’aux genoux, avec sur son crâne un bonnet dont le pompon gigotait sur son épaule. Il était en appui sur ses deux pieds nus dont les orteils étaient enfouis dans une crasse décennale, donnant de cet homme l’illusion qu’il était palmé. Les pieds avaient pour couleur des noirs absolus, qui, en remontant vers les mollets suivant une progression parfaite atteignaient des gris s’éclaircissant jusqu’au blanc laiteux. De toute évidence et de toute sa vie, il n’avait jamais exposé cette partie de son corps au soleil, ni à la plus petite goutte d’eau ou de pluie.
Ayant rejoint le bord de la route située à deux cent mètres de son habitation, notre bonhomme sortit après avoir vérifié que nous avions quitté les lieux. Il s’avança devant la rangée de peupliers. Là, tendu comme un arc, le dos décrivant une verticale et le ventre profilant les limites de son effort, il plaça le bougeoir entre ses dents. En prenant soin de ne pas brûler sa chevelure, ni son bonnet de nuit, il se pencha, souleva à deux mains le pan de sa chemise et dans un profond soupir, il pissa face à la nature.
Enroulée dans son manteau de loup parsemé de lucioles, la nuit secoua ses plumes sombres : la nuit grise.
Avant le lever du jour, nous ne pûmes résister à l’envie de descendre dans le fond du vallon réveiller Diogène.
Sa menuiserie suivait le cours du ruisseau qui lui procurait l’énergie dont elle avait besoin. Son violon avait été fait là, dans son atelier qui occupait toute l’ampleur du rez-de-chaussée de son habitation.
Depuis quelques années, il avait coupé les ponts avec sa femme qui occupait l’étage. Lui, il vivait désormais au milieu de ses machines entre lesquelles il avait installé table, chaise, lit, armoire, placard, évier, toilettes, casseroles, linges, tabac, violon, bouteilles et fusil.
Réveillé, il nous ouvrit. Passé le cap de sa mauvaise humeur, il associa sa voix et son instrument à notre chanson.
Au bout de quelques couplets où le ton montait, des pas se firent entendre, claquant sur le parquet qui courait au dessus de nos têtes.
– Vous l’avez réveillée… Même en pleine nuit, elle marche avec ses chaussures à talons. J’irais bien lui proposer de mettre des pantoufles mais l’hiver dernier, j’ai arraché l’escalier.
Il nourrissait une haine farouche pour cette femme qui fut la sienne. Lorsqu’il rentrait titubant, il adressait aux claquements des pas qu’il suivait au plafond des coups de fusil qui jusque là, et par bonheur, ne l’avaient pas déchaussée.
Au sortir de cet univers de safari tragique, nous nous engageâmes vers la porte d’une aurore naissante.
La chanson tournoyait encore sur nos lèvres, offerte à la nuit : la nuit blanche.
Enfouis dans une mélodie destinée à réveiller tous ceux du hameau de Pérol, nous avons fait en sorte qu’ils passent le guet de la nuit : d’une main demain, je la repeins.