Depuis deux jours, dès que le soleil disparaissait derrière les hauts plateaux de l’Aubrac, le vent se levait venant en bande et secouant ici et là volets, fagots, tôles et portails. Les arbres tentaient de s’enfoncer au mieux de leurs racines pour éviter se coucher sur le sol et finir dans l’oubli d’un poêle ou d’une cheminée. Dehors des étendards s’étaient tendus et claquaient comme lessive communale. Tous les draps du pays offraient leurs voilures pour que ce vent d’autan emporte le village jusqu’à St Alban.
Dans le hameau de Repon de Saint-Urcize, Rosette et Roger Vaissade s’étaient couchés de bonne heure, après avoir fermé portes et fenêtres, éteint lampes et feu et bordé le lit de telle sorte que les couvertures viennent se loger sous le menton, ne laissant que le visage sorti de ce nid de plume et de laine qui sentait la lavande et le savon de Marseille.
Après avoir entendu le dernier bruit de chaîne que Titoune avait agitée avant de trouver sa place définitive dans le fond de sa niche, ils s’étaient endormis d’un seul geste dans les plis de leurs draps, laissant apparaître un léger sourire qui dans le sommeil qui suivit se diffusa sur leurs visages paisibles où l’on pouvait lire l’expression secrète du bonheur.
Le vent continua sa visite, pénétrant le moindre interstice, foulant la nature et la rouant de coups de telle sorte qu’elle se plia dans les recoins oubliés de son existence, afin d’éviter le déchaînement de sa folle chevelure. La nuit avançait sous la roue des étoiles se protégeant petit à petit au point de disparaître sous une large houppelande de nuages laiteux dans lesquels une lune de février tentait de rester accrochée. Seule une poule avait raté sa rentrée, expulsée de sa planche d’accès au poulailler par un éternuement d’air frais qui n’avait cessé de la refouler.
Elle était là abandonnée dans la tourmente s’agitant depuis des heures comme une manche à air accrochée solidement au fil à linge qu’elle serrait férocement entre ses dents.
Tout au fond du douillet du lit, comme par enchantement, réveillés par un sommeil trop court ou par une habitude irréparable, des yeux soulevaient leurs paupières pour se retrouver dans le noir de la nuit.
– Eh, oui, ce n’est pas le matin .
– Roger, tu dors ?
Et sortant de la pénombre :
– Non, je t’attendais.
Il leur sembla qu’à cette seule réponse la vie venait de se réinstaller comme en plein jour
– On chante ?
– Je suis prêt. Depuis une demie heure, je cherche la fin du premier couplet d’une valse de Marcel Pelat. Ecoute je vais te chanter le début.
Dès la première phrase la voix de sa femme se posa sur la sienne. Il ne s’est pas aperçu, aspiré par les souvenirs de sa compagne de toujours, qu’il venait avec elle et grâce à elle, de retrouver cette suite qui tournait dans sa mémoire sans en trouver la moindre échappatoire. La chanson roula jusqu’à son terme pour libérer un léger rire qui fit tressaillir le lit sans rien déranger, ne serait ce qu’un bout de drap.
– Tu es impardonnable. Tu l’as suffisamment jouée dans les bals pour la savoir sur le bout des doigts.
– C’est sûrement ça, je la sais que du bout des doigts, mais jusqu’à présent je n’ai jamais dormi avec mon accordéon.
– Tu es bête mon pauvre ami.
De son côté Roger sourit avec retenue, afin de garder pour lui le plaisir qu’il avait à entendre Rosette réagir toujours aussi vite à ses taquineries. Hélas, dans l’obscurité, elle ne put voir le plissement de ses yeux. Elle adorait cette mimique qui n’était autre que le témoignage de son amour.
– Te rappelles-tu cette noce à Nasbinal où la mère de la mariée avait chanté Lo Pònt de lo Cadèna ? Il me semble l’entendre. Cette femme avait une voix extraordinaire. J’ai toujours eu son timbre dans la tête ainsi que sa chanson.
– Tu te souviens de ça, c’est incroyable ! Cette noce doit dater de 36 ou 37. Quant à la chanson, ce doit être un rêve.
La voix de Rosette partit comme une alouette se percher très haut dans le plafond et virevolta ainsi durant un temps où tout s’arrêta. Roger revit sa femme telle qu’il la croisa pour la première fois et qu’ils firent le chemin de Saint-Urcize à Repons en chantant comme des fous dans la nuit encombré par son vélo. Il la voyait marcher à ses côtés et déjà il sentait qu’il l’aimait. Déjà il était sûr de lui comme jamais il ne l’avait été. Il la voyait belle dans cette pâleur de lune où son visage se découpait pour se dessiner et se fixer à tout jamais en lui. Il la voyait l’accompagner, toujours belle et toujours plus belle tout au long de sa vie pour la retrouver princesse tout contre lui dans le creux de leur lit avec cette même envie de l’embrasser lorsque la chanson d’un petit coup d’aile se glissa sous la couverture pour y chercher son nid.
Durant des heures, ils dévidèrent des pans entiers de leurs mémoires qui dans l’intimité de chacun d’eux libérèrent d’autres souvenirs où ils se retrouvèrent encore tous les deux étroitement liés par des sentiments auxquels ils n’avaient jamais cessé de croire et qu’ils n’avaient cessé de nourrir comme on arrose le jardin, les soirs d’été, pour que tout pousse et puisse s’agiter dans le soleil avec l’envie secrète de toucher le ciel.
Lorsque la vallée du Bès déroula sa chanson telle une épopée de pêcheur à la mouche parti trop tôt dans la rosée naissante, les voix se firent plus douces comme un filet d’eau sorti de la montagne qui hésite à suivre la première pente. A nouveau le silence de la pénombre où les deux visages dépassants des draps refermèrent leurs paupières avant de sombrer dans une autre épaisseur du sommeil, une autre profondeur de la nuit.
Tête blanche, tête brune, enfouies dans leurs oreillers, il aurait fallu que la nuit s’éternise pour à nouveau les entendre chanter mais Titoune secoua sa chaîne qui égrena une série de notes dans le registre aigu de l’accordéon de telle sorte que le coq tenta d’inscrire sa mélodie aux limites du déchirement et que Roger retrouva une série d’accords de basse que sa main gauche exécuta contre sa poitrine.
Rosette se réveilla à son tour et, tournés l’un vers l’autre pour savourer le plaisir de se retrouver et d’avoir encore tout ce temps à partager, on les entendit prononcer conjointement, au point qu’ils en furent surpris :
– Eh oui, cette fois, c’est bien le matin
Tout autour, le vent avait replié ses étalages alors qu’une poule édentée regagnait en vacillant le support de sa nuit sous le regard désapprobateur de ses compagnes. Au-dessus du plateau de l’Aubrac, là où la nuit s’était enfuie, la neige avait rempli son sac et s’apprêtait à lâcher ses essaims transparents sur Repons, encore engourdi sous l’édredon des chansons.