Néné, ce n’est qu’englouti dans la bouche ouverte d’une cheminée, qu’il m’est possible de l’imaginer.
Né à Aymons-de-Chalvignac de parents trop peu connus, faucheur des échines de montagnes, homme de vaches, d’herbes et d’air de plateaux volcaniques, il semble avoir toujours été accompagné par un chien à hauteur de bûche et par un tracteur vert venu de la nuit des temps centré sur un monocylindre qui, par le son qu’il produisait, donnait à cet équipage singulier l’impression qu’il naviguait à bord d’une barque de pêcheur de sardines au beau milieu de l’herbe grasse du Monteil de Chalvignac.
Restant en marche d’un bout à l’autre de la journée, le tracteur inscrivait son bourdonnement dans le paysage au point de renforcer les traits généreux de l’horizon.
Après avoir passé tous les jours de la semaine au rythme de ses habitudes immuables, le dimanche, il marquait la différence en enfilant sur ses habits de travail des vêtements propres. Mais cette cérémonie n’a jamais pu rompre la vision intérieure qu’il pouvait avoir de son rôle : les bêtes, la terre et les bêtes et la terre puisque tout le reste, l’essentiel, en découlait.
Les bottes en plastique enfilées avec un peu de foin, les pieds nus et teints à tout jamais par la matière, il partait cahotant jusqu’à l’étable. Avec la chaleur des bêtes, c’était dans le plus grand des silences qu’il organisait l’ordinaire de ses gestes, lui qui ne voyait pas ou si peu.
Une vie entière où tout était simple des vaches aux cartes, du foin aux quilles, du repas au jeu du rat, rien n’était fait d’apport extérieur, un monde imaginaire ramassé devant lui fabriqué avec ce qui reste de bois, de chiffons, de souvenirs et de plaisirs à partager avec les autres.
La porte de la maison semblait toujours ouverte et le feu donnait l’impression de fonctionner nuit et jour. Chacun venait en renforcer le cercle lorsque la nuit avait repeint les carreaux et que la lumière de la lampe tardait par économie. Là, dans cette pénombre, dans ce recueillement des âmes face aux trajets des flammes qui coulent et se perdent dans le conduit sans fin de la cheminée, les images de ceux qui les regardaient étaient emportées après qu’elles soient nées.
Blotti dans un petit fauteuil de bois envahi par de vieux journaux, il se confondait aux teintes de suie dans ses velours et sa moleskine usée de trop les avoir frottés contre les vaches, les branches ou la terre. Il était là immobile avec un chat qui passait alternativement sur ses épaules pour s’enrouler contre son cou. Il était là silencieux et déjà disparu dans son monde impénétrable à la pensée lointaine car trop différente. Il était là derrière la vitre d’un aquarium où on lui faisait des signes de poissons égarés dans des eaux que l’on aurait voulu partager.
A ses côtés, nous avons tendu quelques filets et jamais rien pêché, et nous avons mesuré ce qu’est le temps d’un autre temps. Lui, il a marché seul, il a béni ses filles, il a dansé la bourrée comme aucun corps ne pourra dessiner l’espace, il a tout donné et il est mort quelque part entouré d’enfants qui n’en perdront pas la souvenance.
Il est désormais faucheur de l’inutile, homme sans vaches ni herbes, où seul son chien à hauteur de bûche et son tracteur ont réussi à le suivre dans sa nuit des temps au beau milieu de l’herbe grasse du Monteil de Chalvignac.
Texte inspiré par Jean-Toussaint Dubreuil, dit Néné, Le Monteil de Chalvignac (15)