Avant d’arriver chez lui, sachez qu’il est magasinier dans une grande entreprise des Ancizes, célibataire, ne supportant pas les chiens et qu’il avait toujours vécu avec sa mère, disparue il y a cinq ans.
Depuis sa mort, il occupe une petite maison des Combrailles ancrée dans un bourg qui ne s’est jamais développé.
Avant même d’avoir frappé à sa porte, une voix nous dit :
– Il n’est pas là, c’est trop tôt, il arrive à sept heures cinq à une minute près.
– Nous allons l’attendre.
La voix avait surgi de nulle part et disparut d’égale manière.
A sept heures cinq nous entendîmes dans le silence du village, flottant derrière les voix éraillées de quelques animaux domestiques, le moteur d’un véhicule.
Après avoir garée sa voiture, il sortit, la ferma à clé, fit quelques pas dans notre direction et celle de son habitation, fit demi-tour pour vérifier si son véhicule était bien fermé, passa devant nous en baissant les yeux, ouvrit la porte de sa maison et pénétra à l’intérieur de la pièce en laissant la porte grande ouverte. Il faisait froid.
A peine avions nous eu le temps de nous observer en silence, qu’il nous dit :
– Entrez donc.
Les uns derrière les autres, trois fois nous enjambèrent le seuil.
A l’intérieur, tout était rangé, tout y était impeccable et parfaitement sombre. Seule une faible lumière parvenait à filtrer par l’étroitesse de la fenêtre recouverte d’un rideau en coton qui n’avait de transparence que l’intention.
– Vous m’excuserez mais je mange à huit heures pile. Je prépare un peu de soupe et je suis à vous. Je suppose que vous avez dîné à cette heure.
– Bien sur. Nous avons grignoté avant de venir, dis-je alors qu’il n’en était rien et que les premières odeurs de sa soupe réveillaient en nous une faim inassouvie.
La nuit était devant la porte. Se dirigeant vers l’entrée, il appuya sur le seul interrupteur de la pièce où il vivait. Une ampoule de vingt watts tenta, mais en vain, d’éclairer son intérieur. Grâce aux ombres qu’elle générait, on put désormais se repérer, mesurer l’espace et s’asseoir. Placés autour de la table, nous observions et attendions toujours en silence.
Se rapprochant de sa gazinière, il souleva le couvercle d’un fait-tout où sa soupe commençait à bouillonner, le reposa, saisit une lampe de poche semble-t-il suspendue au dessus, reprit le couvercle et alluma pour observer la cuisson de son repas. Tout étant revenu à sa place, couvercle et lampe, il s’avança vers un placard en formica, l’ouvrit, décrocha la lampe suspendue sur le revers de la porte, l’alluma, prit assiette, verre et couverts, replaça la lampe éteinte à son crochet et déposa sa cueillette sur la table, seul lieu où l’ampoule solitaire avait quelque efficacité.
Le dîner clos, il emporta le nécessaire de son repas dans l’évier, fit couler un filet d’eau froide, s’empara d’une autre lampe de poche qui, cette fois, se retrouva entre ses dents suspendue par sa poignée de métal et régla prestement les gestes d’une vaisselle de chat qui s’égoutta après la fermeture de la lampe dans une corbeille inclinée sur le bord de l’évier.
– Je suis à vous. Y-a-t-il des musiciens parmi vous… Bon, je vais chercher l’accordéon.
De sous le lit, à l’aide d’une autre lampe, jusque là enfouie dans sa poche, il sortit une caisse de contreplaqué, de laquelle son instrument nous apparut après qu’il l’ait démailloté de son tissu protecteur.
Il déplaça de cinquante centimètres la chaise qui lui servait de table de nuit, s’assit, replongea ses mains dans la boite pour en sortir deux petits bras articulés qu’il fixa de chaque côté de l’accordéon à deux pattes qu’il avait soigneusement vissées. Replongeant à nouveau dans l’étui, il en retira deux lampes de poche d’une forme moins encombrante que les précédentes, les attacha à chacun des bras, les alluma et installa l’accordéon sur ses genoux.
– J’ai appris en regardant les touches si je ne les vois pas, je ne peux pas jouer… une manie.
Les yeux fermés, il joua des heures sans s’interrompre nous ayant oubliés sur le banc. Nous n’osions pas bouger de crainte que le bois en gémissant ne lui rappelle notre présence et rompe le charme de cette expression feutrée de la solitude. Sortant d’une musique d’accordéon chromatique éclairé pour rien par des lampes de poche qui devaient lui coûter une fortune, il nous dit qu’il se refusait à modifier son installation électrique de peur que cette dernière lui dilapide ses économies.
Sur le chemin du retour, dans le silence et l’espace que délimitaient les phares de notre voiture sur la route, je ne cessais de penser à l’univers de Georges De La Tour où un trop peu de lumière se confond à l’épaisseur du silence et me proposait désormais de tendre l’oreille, lorsque se présenterait l’occasion de me retrouver face à l’une de ces œuvres.