Les brigands à l’auberge #2

Illustration de Valentin Foulquier pour l’ouvrage « L’Auberge de l’Ange Gardien » de la Comtesse de Ségur (Librairie Hachette et cie, 1888)

Les brigands à l’auberge chanson-type décrite par le catalogueur de chansons de tradition orale Patrice Coirault, et recueillie en quelques versions par écrit à l’est de la Haute-Loire et en Ardèche notamment par Victor Smith, n’a pas fini de nous étonner !

Nous avions en juin dernier consacré à cette chanson un article car nous venions de découvrir la seule version enregistrée que nous connaissions : voir Les brigands à l’auberge .

Nous écrivions : « Dans l’état actuel du traitement du fonds de Jean Dumas (enregistrements de 1957 à 1972), le grand récolteur de chansons, ce dernier ne semble l’avoir pas trouvée. »

Nous sommes dans l’obligation de vous présenter nos excuses, car cette information est fausse, Jean Dumas a bien trouvé cette chanson ! et, pour notre plus grand plaisir, dans une version qui s’avère encore plus intéressante que celle enregistrée par Pierre Chapuis, et à plus d’un titre !

Trève de suspense ! nous vous proposons de l’écouter. C’est auprès de Marie Brun, dentellière à la Pénide de Saint-Hostien, le 9 août 1960, que Jean Dumas enregistre cette version :

 

Voici la transcription :

1-Ne’n sem tres velhas femnas elà  (bis)
Podem pas caminar dri ti ti dri ti tan là
Podem pas caminar (1)

2-Ò mestre mon bon mestre…
E nos coijaiatz pas ?…

3-Si farai ben mas femnas…
‘netz mas de vos sacar…

4-N’apèla sa serventa…
E mena las coijar…

5-La serventa plus fina…
N’a regardat plus naut…

6-N’a vegut bralhas rojas…
Un pistòvet charjat…

7-Ò mestre mon bon mestre…
Nos serem afinats…

8-Cresant d’aver lojat de femnas… (*)
Avem lojat sodards…

9-Ò mestre mon bon mestre…
Mes nos coijarem pas…

10-Quand vinguèt vès v-onze oras…
Tots tres se son levats…

 

En voici la traduction : Ce sont trois vieilles femmes / Elles ne pouvaient pas marcher / Oh maître mon bon maître / Et nous feriez-vous pas coucher ? / Si je le ferai bien mes femmes / Allez rentrez donc / Appelle sa servante / Amène-les se coucher / La servante plus maligne / A regardé plus haut (mieux?) / A vu des pantalons rouges / Un pistolet chargé / Oh maître mon bon maître / Nous nous serions faits avoir / Croyant d’avoir héberger des femmes / Nous avons hébergé des soldats / Oh maître mon bon maître / Mais nous coucherons pas / Quand il fut près de onze heures / Tous trois se sont levés.

Nous vous rappelons que Victor Smith a dû comparer les quatre versions qu’il a recueillies pour comprendre l’histoire dans son entier. La version de Pierre Chapuis était également incomplète, tout comme celle-ci, à la différence près que ces deux versions enregistrées sont parfaitement complémentaires : ce qui n’est pas dit dans une version l’est dans l’autre !

Cet enregistrement est plus ancien que celui de Pierre Chapuis de plus d’une dizaine d’années. Avec toutes les précautions nécessaires, nous pouvons vous dire que pour l’instant, sur la totalité du fonds de Jean Dumas que nous avons à notre disposition, il s’agit de la seule version. Cela en confirme donc la rareté.

Cependant, vous avez certainement dû l’entendre, ce qui frappe à l’écoute est avant tout le rythme de bourrée.

Alors qu’il s’agit d’une chanson narrative, la mélodie est vraiment construite pour la danse : l’ambitus est très court (une quinte, de sol à ré, avec un passage à la sensible pendant la ritournelle (mesure 10). Ce n’est donc pas le développement mélodique qui caractérise la chanson d’un point de vue musical, mais plutôt son organisation rythmique.

La première partie de la bourrée est transcrite sur la première ligne de portée, la deuxième sur la seconde ligne d portée. On voit, même sans être lecteur de partition, rien qu’avec le dessin des notes, que la première partie est composée de deux motifs identiques qui se répètent sur trois mesures, avec quelques variations. Ces variations ont un rôle très important pour la danse : le premier « e-là » se déroule sur trois notes, la deuxième syllabe liant deux notes. Ces deux notes liées jouent un rôle de relance, permettant au motif de recommencer. La deuxième occurrence du « e-là » est sur deux notes seulement, on s’arrête en quelque sorte sur « là », mais on repart aussitôt en levée pour la deuxième partie.

La relance à la reprise exprimée en deux notes liées permet de garder un mouvement, on avance sans arrêt sur le rythme du pas de la danse. Par ailleurs, l’interprète anticipe un peu les temps forts (c’est-à-dire ici les premières notes des mesures) qui interviennent donc une fraction de seconde plus tôt que ce qui serait mathématiquement et solfégiquement juste par rapport à la notation. Cette souplesse-là est indispensable à la danse et à sa dynamique.

Plusieurs éléments confortent l’idée de la danse. Regardons comment est construite cette mélodie de bourrée (le signe « ⇒ » indique une relance) :

  • 1ere partie (A) : motif A1 – elà ⇒- motif A1 – elà
  • 2e partie (B) : motif B1 ⇒dri ti ti dri ti tan là ⇒ motif B1

On voit que les deux parties s’organisent différemment : les deux motifs A1 et B1 n’ont pas la même durée. Tous les deux commencent par une levée qui assure un effet de relance, mais le motif A1 est sur deux mesures, le motif B1 sur une seule. Pourtant, nous avons le même nombre de mesures dans les deux parties. C’est la ritournelle dri ti ti dri ti tan là qui remplit en jouant un rôle particulier

Elle imite un « tralala », c’est-à-dire une façon de découper le rythme avec des onomatopées. Comme elle revient à chaque couplet, cette découpe rythmique devient pour le danseur un motif intéressant à interpréter, dont le rôle n’est alors pas illustratif, mais dynamique : il n’y a plus de texte ici, seulement de la rythmique.

La première partie a aussi sa propre « ritournelle » qui se limite au elà. Il est intéressant de noter que les paroles sont incessamment entrecoupées d’onomatopées sur 10 couplets ! la récurrence de ces onomatopées n’est donc pas anodine !

Le elà termine toujours le motif A1, étant alors présent à la reprise. La ritournelle dri ti ti dri ti tan là quant à elle s’insère entre les deux motifs B1 et n’est pas reprise à la fin du deuxième motif B1. Cela provoque un effet « bancal », la mélodie s’arrête juste à la fin du motif B1 et passe directement au motif A1. La fin de la tourne est le seul moment dans le morceau où une onomatopée n’est pas présente. Cet absence de ritournelle joue elle aussi un rôle dynamique, comme une grande anticipation sur le motif A1, ce qui provoque à chaque début de couplet une forte relance.

On voit que rien n’est laissé au hasard !

 

Autre chose : au couplet 8 le premier vers est beaucoup trop long du point de vue de la versification, ce que nous avons signalé par une astérisque : Cresant d’aver lojat de femnas… (*). Il y a deux pieds en trop.

La solution est toujours la même, on compresse et on rajoute des notes pour la même durée que le motif « normal ». C’est ce que fait Marie Brun. Comme elle garde la cadence liée à la bourrée, on obtient donc sur la mesure deux une découpe très efficace qui vient épicer de façon tout-à-fait jouissive la dynamique de la danse.

En voici la notation :

Cet effet de surprise permet, en plus de la modification des sons liée aux paroles différentes à chaque couplet, d’introduire encore une relance très marquée deux couplets avant la fin.

Vous l’avez compris, la chose est simple : de la relance, de la relance, de la relance !! cela garantit une bourrée que les danseurs apprécieront !

Mais ce n’est pas tout ! la mélodie, avec son ambitus très resserré, réitère les appuis sur le second degré de la gamme utilisée, dont voici un schéma :

(fa#) – SOL – lasido – ré

En italique sont signalées les notes de passage ; en gras les notes les plus fréquentes sous l’appui, et en majuscule la note de référence, le « centre modal », le « ton » si l’on veut (ici SOL). Le SOL sert à conclure ou à s’ancrer dans la mélodie, comme le propose la ritournelle. On l’entend de façon sous-jacente, par résonnance dans la mémoire, jouant un rôle de bourdon, si on pousse un peu loin l’image. La mélodie s’appuie principalement sur la tièrce (le si) qui attaque souvent les motifs, et sur la seconde (le la) qui a tendance à terminer les motifs.

La persistance de ces deux notes a un rôle très précis : elle donne à la mélodie un caractère de suspension (on ne s’écrase jamais sur le SOL…) lui conférant une certaine légèreté et une impression de perpétuelle non-conclusion. Ces deux éléments sont clairement des éléments dynamiques de la bourrée.

Là où ça devient intéressant, c’est qu’autant d’éléments propres à la danse sont au service d’une narration…

La chose mérite d’être soulignée, d’autant que des bourrées à dix couplets sont plus que rares ! Jusqu’à présent, nous avons analysé la danse dans cette chanson, mais n’oublions pas qu’il s’agit d’une histoire, d’un huis clos haletant, où les brigands parviennent presque à leur crime et sont découverts au dernier moment par une jeune fille qui à elle seule déjoue leurs plans ! On a là un scénario digne des séries les plus tendances des plates-formes vidéo à la mode sur internet.

Pour conclure, nous vous invitons grandement à découvrir le répertoire de Marie Brun : ici

ainsi qu’à relire, si vous ne l’avez pas fait plu haut le premier article concernant cette chanson :

E. Desgrugillers

(1) Notons que la forme « caminar » est surprenante, on attendrait plutôt « chaminar » dans les parlers locaux (ce qu’avait remarqué Didier Perre dans la version de Pierre Chapuis). D’ailleurs, Marie Brun précise le sens du mot, ce qui suggère qu’elle le trouve inhabituel.

 

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