Jean-François « Maxou » Heintzen, docteur en histoire, joueur de vielle et de cornemuse à la Chavannée et Président du CdMDT03, nous gratifie d’une nouvelle base de données, un gigantesque centre de ressources en ligne en ce qui concerne les complaintes criminelles en France : https://complaintes.criminocorpus.org/ . Le travail colossal de « Maxou » sur ces éléments de l’histoire culturelle de nos territoires, à la croisée de l’écrit et de l’oral, témoigne d’un trait d’union entre les histoires patoisées aux veillées d’hier et le fleurissement actuel des séries télévisées aux scénarios « inspirés de faits réels », pour toujours plus de frissons…
Peux-tu nous rappeler ce qui dans ton parcours t’a amené à t’intéresser aux complaintes criminelles ?
Mais indéniablement, ces complaintes criminelles ont concentré l’essentiel de mon attention. Car elles posent des questions. Qui les écrit ? Qui les chante ? Les chante-t-on, d’ailleurs ? Ne ferait-on pas que les lire ? Et puis leurs supports, les canards, ces feuilles étranges, aux titres ronflants qui préfigurent la presse à sensation, ornées d’illustrations archaïques (xylogravures, aquatintes), se terminant invariablement par “Complainte à ce sujet (air connu)”… Je caricature à peine. Donc j’ai plongé, en lisant ce qui a été écrit à ce sujet, et en croisant les thématiques présentes dans ces supports et ces répertoires.
– Quelle est l’ambition de ces recherches ?
Et puis on se place dans l’histoire longue. La complainte est une entreprise au service du groupe humain, de la collectivité : elle est tour à tour pédagogique (écoutez ces horreurs, et éloignez-vous en !) ou l’expression d’une volonté de justice populaire (qu’on lui coupe la tête !). La confrontation avec l’horreur rôde toujours dans nos sociétés audio-visuelles contemporaines, elle est une drogue parfois. Étudier la complainte criminelle, c’est se pencher sur un média du temps passé, qui a su résister près d’un siècle aux assauts de la presse à grand tirage. La radio seule a eu la peau des dernières complaintes.
– En quoi peut-on rapprocher les complaintes criminelles de la tradition orale ?
– Peux-tu décrire le rôle du colporteur ?
Maxou: Les canards étaient vendus par colportage, ou plus exactement par des chanteurs ambulants. Le principe de la composition “sur l’air de…” impose que celui qui vend la feuille puisse chanter l’air pour l’apprendre aux acheteurs. Certains auteurs de complaintes criminelles sont repérables dans les archives par l’entremise des autorisations qu’ils demandent en préfecture pour vendre leurs chansons département par département. Ce sont des voyageurs au long cours : Le nommé Vincent Picrit est repéré de la Bretagne à l’Allier, dans les années 1890-1910. Ils diffusent une forme chantée qui est appréciée du petit peuple. Et contrairement à ce que disent Davenson et Millien, ce ne sont pas des plumes bourgeoises qui déversent une sous-littérature sur les campagnes, mais des auteurs d’extraction modeste. Ceci n’est vrai que pour les impressions parisiennes au XIXe siècle, que l’on ne trouve guère en province. Puis, au début du XXe s., l’essor de la diffusion de productions urbaines fait que les auteurs de la capitale (Léo Lelièvre, Léon Bonnenfant) ou de Lyon (le célèbre “Chansonnier Guillotin”) sont adoptés dans les campagnes, et on les retrouve au répertoire de chanteurs traditionnels. Vincent Morel, dans sa maîtrise (Le phénomène de la complainte criminelle locale en Haute-Bretagne, Rennes, 1995) a retrouvé nombre de ces textes, notés dans des cahiers, ou encore chantés. Henri Pourrat avait bien compris que cette littérature était populaire, car on retrouve des canards dans ses collections, achetés sans doute par ses soins sur les marchés d’Auvergne.
– Parles-nous de cette base de données sur « criminocorpus » :
Aujourd’hui j’en suis à 824 complaintes repérées, relatives à 426 “affaires”. Et, grâce au CLAMOR (Centre pour les humanités numériques et l’histoire de la justice, CNRS UMS 3726) dont je suis maintenant membre correspondant, elle est en ligne sur le site Criminocorpus (https://complaintes.criminocorpus.org/). Les faits divers ayant été rapportés à des communes géolocalisées via leur code INSEE, on accède à la base en zoomant sur une carte de France. A terme, toutes les paroles seront disponibles, ainsi que les mélodies des timbres connus. Il reste encore des problèmes de droits à régler (avec la BnF, la SACEM…). Cette base est collaborative : n’importe qui peut y contribuer.
– Comment t’y prends-tu pour débusquer de nouvelles complaintes ?
De plus j’ai deux extensions à entreprendre : pour l’heure je me suis focalisé sur des complaintes en français, imprimées. Il me reste à inclure à mon corpus les complaintes collectées oralement (toujours à condition de les connecter à un crime avéré – ce qui parfois n’est pas aisé), puis les textes en occitan, breton, basque. Il existe par exemple des canards à titre français, comportant une complainte en basque… Des contacts sont déjà pris avec des structures associatives travaillant sur ces sujets.
Et d’autres conférences chantées sur le même thème se profilent (à chaque fois je les illustre avec des complaintes sur des faits divers proches du lieu de la causerie) : Limoges le 12 janvier, puis à Paris (EHESS, Bd Raspail, date à déterminer)… Je vous y attends !