Le pas du loup

Ce titre étrange est donné à un morceau qui fait partie des « tubes » du répertoire de tradition orale du Massif Central, à tel point qu’on le retrouve à de nombreuses reprises dans les archives sonores anciennes et récentes, ainsi que dans les sessions de « boeuf » musical qui essaiment nos cafés et nos festivals. Il fait même partie du répertoire des groupes folkloriques ! Une telle popularité, un tel partage est assez surprenant.


On peut distinguer deux formes de ce morceau : la version dite standard, en trois parties, popularisée par les Auvergnats de Paris et Martin Cayla (celle qui est jouée aujourd’hui en « boeuf »), et les versions « de pays », en deux parties, moins connues.

extrait de la partition éditée en petit format par Martin Cayla (coll. AMTA)

Commençons par écouter cette version, jouée à l’accordéon par Martin Cayla qui est accompagné au banjo-guitare par Real’s (Van Laer, de son vrai nom), qui figure sur le 78 tours à aiguille Le Soleil n°43 face A :

On entend que Martin Cayla joue avec la ligne mélodique et propose des petites variations tout le long du morceau. Certaines de ces variations se retrouvent comme propositions mélodiques dans d’autres versions. Ce morceau, comme d’autres, est alors un terrain expérimental pour les musiciens qui tentent de tirer partie au maximum des différents motifs mélodiques.

Pierre Blancon, cabrettaire d’Alleuze, très bon joueur, propose une adaptation de la version dite « standard », écoutons le :

Le rythme est plus ternaire que dans la version de Martin Cayla, la mélodie est stable et ne présente pas de variante mélodique lors de son déroulé. Par contre, on note des différences assez marquées par rapport à Martin Cayla, bien qu’on reconnaisse sans équivoque le morceau.

Le motif de la mesure deux inverse des notes par rapport à la version de Cayla; toute la partie B est différente mélodiquement, mais une même ossature rythmique tend à traverser toutes les versions : il s’agit du motif de quatre croches suivi ici d’une noire pointée et d’une croche (suivi de deux noire ou d’autres croches chez Martin Cayla). L’ossature de la première partie (A) semble également partagée (2 séries de noire, deux croches ou croche pointée, puis 2 séries de quatre croches). On pourrait également appliquer ces remarques à la partie C.

Notons que l’ornementation sobre et efficace du cabrettaire (mordants ~ et notes piquées, notées en petites notes) sert ici la cadence et l’énergie du morceau.

Voici une autre version proche des deux précédentes, toujours en trois parties, jouée par Alexandre Cros, cabrettaire de l’Aubrac, extrait d’une cassette du fonds de Joseph Ruols, qui le joue de la même façon :

À première vue, on est très proche de la version de Blancon sur A et de celle de Cayla sur B, mais là encore, les variantes mélodiques sont assez importantes.

Dans la partie A, c’est encore la deuxième mesure (et donc la quatrième qui en est une reprise) qui varie le plus; la partie B est assez originale, avec sa liaison sur le premier temps des mesures paires, mais correspond à l’ossature générale dont nous avons parlé. La troisième partie (C) est très stable par rapport aux autres versions, la place des ornements également. Notons que les notes bémolisées entre parenthèses correspondent au tempérament particulier de l’instrument.

Alexandre Cros (coll J. Ruols)

Pour résumer, nous voyons ici que les trois parties répondent à une ossature rythmique de base très solide, donnant lieu à quelques variations qui ne la remettent pas en cause.

  • La partie A est stable sur les mesures impaires (1 et 3) et varie sur le motif de croches des mesures paires (2 et 4). Ainsi, les deux motifs musicaux constituant la phrase se répondent : un motif stable qui signe le morceau (noire, croches) et un motif plus libre donnant lieu à des variations.
  • La partie B est libre et donne lieux à des variations mélodiques marquées, et dans une moindre mesure à des variations rythmiques; c’est sur cette partie que le musicien personnalise le plus son morceau.
  • La partie C est très stable et semble utilisée en contrepoint à la partie A, elle est d’ailleurs construite sur la même ossature rythmique et pourrait le cas échéant servir de seconde voix sur A, en prenant soin d’ordonner selon son goût d’harmonisation la série des croches.

Ce sont donc les phrases A et B qui constituent le moteur du morceau. À ce titre, les autres versions que nous allons vous faire découvrir n’ont que deux parties qui correspondent à A et B.

Jean Jouve au violon, détails d’une noce (coll. E. Roux)

Voici la version de Jean Jouve, violoneux de Saint-Ilpize (Villeneuve d’Allier, 43) enregistré par Catherine Perrier, John Wright et Emmanuel Lazinier en septembre 1971 :

Son violon est accordé assez bas, mais nous avons noté la partition sans en tenir compte, nous n’avons pas noté non plus le changement de tonalité dans l’aigu. Jean Jouve a un phrasé travaillé et une cadence soignée, bien qu’un peu lente dans l’enregistrement, mais il ne varie pas beaucoup, préférant se concentrer sur ce qui fait la danse.

L’alternance des différentes articulations (notes piquées, liées ou allongées) ainsi que les appogiatures et les doubles cordes apportent beaucoup de vie au morceau. Nous avons noté ce qui revient le plus souvent, mais le musicien est assez libre quand à l’utilisation de ces éléments de phrasé. L’originalité de cette version, par rapport aux autres, tient ici que l’ossature rythmique est parfaitement identique dans les deux parties. On pourrait d’ailleurs se laisser aller à penser qu’il s’agit ici de l’ossature de base à partir de laquelle toutes les versions se construisent.

Notre idée revient en fait à isoler le moteur rythmique qui sous-tend le morceau, le voici :

il tient en une courte phrase musicale qui se répète en concluant au second tour. Les accents correspondent à la dynamique qu’imprime le musicien. Les croches sont là pour passer d’une note accentuée à une autre ou pour arriver à une note accentuée. On s’aperçoit alors que les notes accentuées dans nos différentes versions varient pas ou peu et que les variations se concentrent sur les séries de croches.

On est là au coeur du style de Jean Jouve, qui ne garde que l’essentiel du morceau qu’il joue, de façon à se concentrer sur le phrasé. Vérifions cependant ce moteur rythmique sur d’autres versions.

Voici celle de Constant Pagès, accordéoniste de Montgon (43), enregistré par Eric Roux :

Cette version est quasiment la même que celle de Jean Jouve, à quelques ornements et variations près. Comme Martin Cayla, Mr Pagès varie à chaque tourne et profite des libertés offertes par le moteur rythmique. Cela s’entend particulièrement à deux reprises quand il hésite et qu’il cherche ses notes, il parvient à retrouver sans difficulté le fil du morceau par une pirouette sur son clavier. Nous avons donc dû noter les trois tournes.

Le moteur rythmique que nous avons isolé s’applique très bien ici et met en exergue des levées qui introduisent les motifs (il s’agit des croches qui suivent les noires pointées, et qui appartiennent au motif suivant), comme dans les versions de Pierre Blancon, et d’Alexandre Cros dans une moindre mesure.

On peut déduire que Constant Pagès et Jean Jouve pratiquent une même version d’origine, la parenté étant trop forte pour être un hasard. Voici une autre version d’un musicien qui a joué avec Jean Jouve, Mr Barthomeuf de Channat de Saint-Ilpize enregistré à l’harmonica par Eric Roux le 5 avril 1982, et qui présente des différences notoires par rapport à son collègue :

La note d’appui de la deuxième mesure change (ré au lieu de do), et la seconde partie présente des originalités rythmiques.

  • La partie A, outre le changement de note d’appui et la variation attendue sur le groupe de croches, est stable par rapport aux autres versions et se cale à merveille dans le moteur rythmique.
  • La partie B est beaucoup plus originale et joue avec le moteur rythmique en inversant les noires et les groupes de croches ou en les substituant. Cela crée un balancement sur les appuis et accentue fortement la cadence. Mr Barthomeuf est un excellent harmoniciste et un bon musicien de bal. Comme Cayla et Pagès, il propose des variations systématiques au long du morceau.
Mr Barthomeuf et Mr Jouve (coll.E. Roux)

Jusqu’à présent, nous avons écouté et analysé des versions du Pas du loup qui s’apparentent très fortement aux deux premières parties de la version « standard » de Martin Cayla. On pourrait s’arrêter là, mais je ne résiste pas à vous faire découvrir deux petites pépites.

La première « aurait fait danser un chien » d’après les dires même du musicien qui suit et qui connaissait très bien sa valeur. Il s’agit de Léon Mazières (encore un altiligérien!) de Terret de Blesle (43) enregistré par Jean-François Dutertre, Emmanuel Lazinier et Jean-Loup Baly en septembre 1973 :

On retrouve le rythme ternaire qu’avait adopté Blancon. Cette version-là présente un style typique du jeu de violon du Massif Central. Le développement mélodique de la deuxième partie est très aisé sur cet instrument et est constitué de motifs en notes conjointes que l’on retrouve dans d’autres morceaux.

Nous retrouvons ici, malgré l’originalité mélodique du morceau, des éléments propres aux autres versions :

  • La partie A est construite sur le moteur rythmique : on le voit très bien sur la partie chantée. Au violon, le motif /noire-deux croches/ se traduit également par /noire-noire + ornement/ : l’ornement joue ici le rôle rythmique de la croche avec plus de finesse.
  • La partie B est développée, tout est substitué en croches, sauf les deux croches dont on parlait dans la partie A qui sont ici remplacées par une noire en double corde. Cela fait penser aux substitutions de Mr Barthomeuf. Cette seconde partie fait irrésistiblement penser à une autre scottish : « Dans un bois comme dans un pré » à laquelle Léon Mazières semble avoir emprunté des motifs, mais il revient dans la dernière mesure à la forme mélodique et rythmique du Pas du loup. Notons que la version chantée présente un long développement en croche au tralala, à la façon des chanteurs de bal.
Léon Mazières, lors d’une noce (coll. Eric Roux)

Le contraste que propose Léon Mazières entre les deux parties n’est pas non plus un hasard. Le pas du loup est en effet construit comme une « scottish double », c’est à dire une scottish à redoublement de motif incitant à un déplacement dansé doublé dans sa longueur. Il se trouve que la danse qu’on appelle le « brise-pied » est une scottish double. A priori, rien à voir avec notre Pas du loup ? Et bien si !

Eugène Amblard joue, en guise de bouquet final de notre article, un Pas du loup d’une grande originalité, tenant sa version d’une dame qui le dansait, enregistré ici le 18 décembre 1985 par Jacques Lavergne à Picherande (63) pour l’AMTA :

Ici le tempo est assez lent, comme une marche. En l’interprétant sur un tempo de scottish on sent dans les jambes frétiller un brise-pied. Connaissant la fantaisie musicale d’Eugène Amblard, il n’est pas impossible qu’il ait rajouté un temps par ci ou dédoublé un motif par là, car sa mélodie ne tient pas dans les huit mesures habituelles.

On retrouve sans trop de difficulté une correspondance avec le moteur rythmique dans la première partie. Ici la partition est notée en 2/4 et non en 2/2 en fonction du tempo pris par le musicien. De plus, le développement mélodique de la partie B, ainsi que le phrasé nous a incité à la noter en 3/4, ce qui est parfaitement inhabituel pour une scottish. Ce passage à trois temps ne ressemble pas du tout à la valse, le tempo ne change pas, le violoneux tapant tous les temps au pied. L’unité rythmique de base est ici la noire, et le fait d’en rajouter une n’a pas d’incidence sur la cadence et le déroulé mélodique.

La deuxième partie ne correspond pas ici au moteur rythmique, mais présente le même contraste que la version de Mazières, avec un développement en suite de croches.

Eugène Amblard (cliché F. Breugnot, coll. AMTA)

À l’image des loups migrateurs, nous avons de pas à pas parcouru un long voyage depuis la version dite « standard ». La richesse inépuisable des petites choses qui font toute la différence est là pour relativiser très fortement la « standardisation » de notre musique. Voici la fin de notre voyage! Amis musiciens, vous avez en main une matière vous permettant de renouveler un peu le stock et la variété des « Pas de loup » dans les « boeufs » à venir pour quelques temps, du moment que l’on partage un bon moteur rythmique ! On l’a vu, tout le reste n’est que variations…

Eric Desgrugillers

5 Comments

  1. Olivier DURIF

    Super…et on ne peut pas passer sous silence la magnifique version orchestrale de l’accordéoniste lozérien Ernest Jaillet de ce thème enregistré en compagnie des frères Faye ( vielle et cabrette) en 1948 sur disque 78t Lagriffoul réédité dans différentes compilations de musique auvergnate dont celle-ci:
    http://www.deezer.com/fr/album/11031066
    ça swingue!!!

    1. Merci à tous! et merci Olivier pour cette belle version très dansante de Jaillet, que nous n’avons pas encore dans notre collection de 78 tours… ça viendra. Il serait intéressant dans un autre article, de comparer ces versions « standard » et d’essayer de mettre en mot ce qui fait la danse, et pourquoi la version de Jaillet swingue autant et plus que celle de Cayla? affaire à suivre!

  2. Marion GERARD

    Merci Eric pour cet article!
    je m’en sert comme support pour mon atelier de ce soir pour faire découvrir aux copains pas tradeux du tout… mais super zikos! ça promet d’être intéressant, l’écoute de toutes ces variations et interprétations!

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