Ecrire équivaut à revenir sur les lieux d’un crime. Mais, quel crime ? Par contre, j’aimerais savoir qui ai-je pu tuer pour ressentir une telle culpabilité. Ne pouvant pas élucider cette énigme, le simple fait d’être persuadé de mon implication et de ma responsabilité devrait suffire à m’en convaincre.
Pourtant là, n’était pas le sujet. Il s’agit en fait, au fort de l’été 1943, de suivre mais surtout d’identifier six jeunes gens répondants aux noms de Rigaud, d’Hérault, de Barbat, de Chevalier, de Bussière et pour une seconde fois de Barbat, qui, après avoir posé sur les marches d’un perron au cœur de leur village sont allées dans la campagne environnante pour nous laisser quelques clichés fantaisistes.
Pour ce faire, quel événement justifie un tel déploiement d’énergie ? Quelle est cette occasion qui les pousse à se regrouper endimanchés, car la plupart d’entre eux sont en costumes et une bonne moitié affublés d’une cravate ? Quelle circonstance les poussa à être accompagnés d’instruments de musique, ici, une vielle et un accordéon chromatique (de marque Maugein) ?
Tout d’abord, tentons d’associer un nom à chacun des individus en présence. La chose n’est pas facile car au dos de deux des photos où les patronymes des belligérants apparaissent ces derniers sont notés dans les deux sens. Donc, lequel est Barbat et lequel est Bussière ? Lequel des deux est le vielleux et lequel est l’accordéoniste alors que sur ces deux clichés les deux amis sont placés à l’identique, avec celui qui joue de l’accordéon à droite ? Quelle photo a respecté le bon ordre des correspondances ?
Un indice pourrait départager ce choix délicat : la présence du deuxième Barbat. Photographié sur les marches, il est facile à identifier car il est placé au milieu de deux de ses camarades et que l’écriture, qu’elle soit inversée ou non ne change pas le rapport entre son nom et son image. Autre détail est que Barbat porte un béret ainsi que le joueur d’accordéon. A ce propos, sur l’ensemble des cinq clichés en notre possession, jamais aucun des deux ne quittera son couvre-chef. Il se peut donc que ce soit un particularisme lié à leur appartenance familiale car leurs camarades n’ont rien sur le crâne et surtout pas un béret à l’époque où la casquette battait son plein de tête. Si cette hypothèse est la bonne, notre joueur de vielle pourrait s’appeler Bussière. Quant aux deux personnages placés de part et d’autre du deuxième Barbat, ils pourraient se nommer Hérault pour celui-ci situé à gauche et Chevalier pour celui placé à droite.
Considérant que le groupe est identifié, nous pouvons essayer désormais de comprendre ce qui les a réunis.
Si nous n’avions que la seule photo prise dans le village, nous pourrions penser à un groupe de conscrits, d’autant que le deuxième Barbat et Chevalier laissent apparaître de petits insignes accrochés au revers de leur veste comme ceux présentés ici où l’on peut lire « Bon pour les filles, bon vive la classe ». Auquel cas, les deux musiciens pourraient ne pas être de cette classe mais les accompagnateurs de cet événement et des festivités qui en découlent comme il arrive lors de ce type de rite de passage qu’est cette subsistance de la conscription en 1943.
Par contre, lorsqu’ils quittent le village pour poser dans la campagne environnante, la vielle n’est pas du voyage, sûrement trop fragile pour que le risque soit pris par Bussière, si c’est bien lui le vielleux, de porter atteinte à son instrument. Seul l’accordéon suit pour produire les sons nécessaires aux besoins d’une telle fête.
Il s’ensuit trois prises de vues de composition originale, car le groupe est photographié dans une prairie, assis ou couché dans l’herbe. Lors de cette mise en scène l’accordéon à toute sa place. En revanche, sur deux de ces clichés Herault pour l’une et Bussière pour l’autre, prennent une photo de l’opérateur.
La conscription représentant le passage à l’âge adulte, nous assistons sûrement ou du moins symboliquement à leur dernier jeux d’enfants avant qu’ils ne rejoignent le service militaire obligatoire.
En fait, la seule chance que nous avons d’introduire une certitude à ce propos fictionnel est que l’année 1943 n’est pas très éloignée de ce jour d’avril 2014.
Il y a donc de forte chance que des survivants de cette folle journée puissent témoigner, validant ou déconstruisant cette hypothèse.
De plus, ces mêmes survivants pourraient désigner les vrais coupables de cet attentat juvénile. Ils auraient d’ailleurs à ce jour, soixante et onze ans. A cette occasion, nous pourrions découvrir, pris par Hérault et Bussière, qui fut le photographe éclairé de cette série de clichés marquant le passage tant attendu où il leur fur donné de quitter l’enfance pour rejoindre ce qu’ils devaient entrevoir comme l’espace de la liberté absolue.
De Bussière et de Barbat lequel jouait de la vielle et lequel de l’accordéon, nous ne le serons peut-être jamais, pas plus que l’identification de ce pays bocager où nous pourrions tout aussi bien nous trouver dans le nord des Combrailles ou au cœur du Bourbonnais.
Ecrire équivaut à réveiller des morts qui avaient pris soin de s’installer dans une éternité de silence sans savoir que l’encre parvient à tout déranger lorsqu’elle se met à danser sur du papier au son de la vielle et de l’accordéon.
Mais par bonheur, Dieu est encore trop petit pour peser sur le monde.
Le 20 avril 2014
A la Garrigue de Calvinet
André Ricros