Le sens du partage

Ils adoraient leurs enfants. L’aîné s’appelait Jean et la petite, Justine. La petite, car la dernière, mais elle n’avait rien de petit. Ni son physique, ni sa force morale.

Justine

Ils les adoraient et pour pouvoir les admirer lorsqu’ils échappaient à leurs regards, ils leur imposaient de se faire photographier en pied au moins une fois par an. A cet effet, le curé du village se déplaçait avec son matériel quasi magique et opérait les deux clichés en faisant en sorte de varier le décor.

Pour cette série, il avait quand même trouvé ce bout de mur du jardin où un poirier taillé en espalier donnait à ses modèles une forme de rayonnement dû aux ramifications de l’arbuste qui semblaient s’échapper de leur nature profonde.

Lorsque les clichés étaient tirés et que l’abbé avait regagné sa cure, tous deux regardaient les images inanimées de leur progéniture.

–        Tu sais Eulalie, nos enfants sont très beaux mais c’est quand même dommage que nous n’ayons pas inversé leurs allures.
–        Tu crois ?
–        Regarde. Jean aurait sans problème supporté plus de poids et plus d’épaisseur. Comment te dire. Tu me comprends ?
–        Oui, je vois.
–        Et Justine se serait accommodée de la finesse de son frère. Je suis sûr qu’elle y pense sans nous en parler. En plus, cette jupe ne l’avantage pas       vraiment.
–        Ne dis pas une chose pareille car tu me vexes. Je te rappelle que c’est moi qui la lui ais faite et dans un drap de pied de poule qui ne se trouve pas partout. Si tu savais combien il nous a coûté ; peut-être la trouverais-tu belle, sa jupe.
–        Ne mélange donc pas tout le temps la beauté et la valeur des choses !
Bon passons. Toujours est-il, c’est dommage que nous n’ayons pas eu notre mot à dire. Moi, j’aurais fait l’inverse et de cela tu peux en être sûre.
–        Mon pauvre Firmin, tu n’y changeras rien et il vaut mieux les aimer comme ils sont car nos pensées pourraient leur venir aux oreilles et les perturber alors que tout marche pour le mieux dans notre famille.
–        Si tu crois ça, moi, je devine que Justine ne se trouve pas comme elle aimerait être. Je l’ai surprise devant la glace de notre chambre et j’ai compris. Elle est ennuyée avec son nez qu’elle trouve trop large, ses cheveux trop frisés, ses mains trop potelées, ses hanches trop larges et sûrement d’autres détails qui m’échappent.
–        Mais non mon pauvre ami, tu te racontes des histoires. Nos enfants sont heureux comme ils sont et c’est très bien ainsi. Je te propose de parler d’autre chose.
–        Tu ne changeras pas maintenant n’est-ce pas, alors nous pouvons changer de sujet.

Jean

 

La vie avança dans le sens qu’elle savait pratiquer et Jean du partir au régiment. Justine resta avec ses parents. En quelques mois, due à une trop longue séparation avec leur fils aîné, ils disparurent à quelques jours d’intervalle.

La fortune de ces commerçants d’un gros bourg des monts d’Auvergne était bien plus importante que n’aurait pu l’imaginer Justine lorsqu’elle fut face à cette réalité.

Elle profita de la mort prématurée de ses parents pour établir un courrier par lequel son père lui léguait tous les biens mobiliers et immobiliers ainsi que le fonds de commerce targuant que son fils ayant plus de possibilités que sa sœur saurait, et il lui faisait confiance, créer comme il l’avait fait lui-même en son temps, une situation digne de sa descendance. Par contre, il laissait à son fils tant aimé, la moitié de l’argent conservé dans le coffre de la maison.

Justine après avoir rédigé cette lettre posthume au plus près de l’écriture et de la signature de son père, qu’elle avait en abondance avec l’ensemble des doubles de courriers qu’il conservait précieusement, elle ouvrit le coffre et vida l’essentiel des sommes ne laissant que ce qu’elle acceptait de partager avec son frère. Ces opérations faites, elle écrivit à sa caserne pour lui annoncer la mort de ses parents et l’invita à la rejoindre au plus vite pour les obsèques qui ne pouvaient plus attendre.

Tout fut fait dans les règles et l’enterrement payé sur l’argent conservé dans le coffre.

Ce n’est que le lendemain que Justine transmis à son frère la fausse lettre. Jean suffoqué par ce courrier ne trouva rien à dire. Prostré, il demanda même à sa sœur si elle comprenait les raisons d’une telle décision.

–        j’ai découvert cette lettre dans le tiroir de son bureau et comme toi, je ne m’attendais pas à une chose pareille. Que comptes-tu faire ?
–        Je n’ai pas le choix.
–        Allons voir ce qu’il y a dans le coffre.
Ils se levèrent et se dirigèrent vers le bureau. Le coffre ouvert à nouveau, il ne restait que quatorze mille cent vingt francs sachant que le double enterrement avait coûté six cent quatre-vingts francs.les chiffres

–        Il reste quatorze mille cent vingt francs. Si mes calcules sont bons, ça fait sept cent soixante francs pour chacun.
–        C’est bien çà. Quand je pense à tout le travail que j’ai fait dans cette maison jusqu’à mon départ au régiment. Aujourd’hui, je pars de chez moi avec rien, si ce n’est ces sept cent soixante francs. Je n’en reviens toujours pas. Mes pauvres parents que vous est-il arrivé depuis mon départ d’autant que les lettres que j’ai reçues ne me laissaient pas entrevoir une telle déconvenue.
Deux jours plus tard, Jean du rejoindre son cantonnement d’où il ne reçut pas la moindre nouvelle de sa sœur à qui il écrivait régulièrement. Lors de sa première permission, elle lui conseilla de s’installer à l’hôtel et c’est ainsi qu’il dû se faire à l’idée que son histoire familiale s’arrêtait à cette dernière entrevue ?

C’est dans sa ville de garnison qu’il créa un commerce florissant qui aurait apporté une immense fierté à ses parents. Il se maria et adora ses enfants pour lesquels il fit très vite un testament équitable.

Quant à Justine, elle resta vieille fille et son empâtement se transforma en obésité qui la fit souffrir jusqu’à la fin de sa vie. Elle accumula des biens et des richesses pour, très jeune, mourir d’un arrêt cardiaque. De peur que son frère puisse récupérer une partie de son larcin, elle fit don de tout son patrimoine au curé du village qui put, quelques années plus tard, partir avec sa bonne dans un pays plus clément où son argent le mit à l’abri des questions indiscrètes. Ne pouvant résister à sa passion pour la photographie, il prit pignon sur rue.

Pour revenir sur les deux clichés qui furent le support de cette histoire, l’on voit déjà que Justine est fortement accrochée à son sac à main encore vide et qui déjà porte en lui le symbole de sa revanche pour avoir hérité d’un corps d’homme alors que son frère avait été béni des dieux. De toute évidence, elle lui a fait payer cette injustice qui, contre ce mur du verger familial, lui est revenu de plein fouet dans la figure.

Jean semble loin de toutes ses manigances mais à y regarder de plus près, sa main droite est contractée alors que la gauche et relâchée. Sentait-il déjà qu’un sale coup l’attendait ? Toujours est-il, il n’a pas pu l’éviter et ce fut peut-être la chance de sa vie puisqu’il devint un des plus grands industriels Lyonnais dans le domaine des filatures et du textile.

 

Méfiez-vous de ceux qui serrent de trop près des sacs à main dans lesquels, il n’y a rien.

 

Dieu est encore trop petit pour peser sur le monde

André Ricros

Le 7 mai 2013

Lagarrigue

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