Voir la mer

 Quitter ces montagnes pour aller voir la mer, quel périple, que d’excitation et d’empressement.

Le voyage en car est interminable. Pour l’essentiel, il est passé en discussion inutile ou futile. Les paysages traversés n’étant en rien un but énoncé, ils ne sont pas regardés. Seuls deux points comptent, celui du départ et celui de l’arrivée. Le reste est un espace de contrainte et de fatigue nécessaire. D’ailleurs à ce propos, interrogées à leur retour, aucune de ces jeunes filles ne pourra faire le plus petit commentaire sensé sur le trajet. Nul ne relèvera ce manque et nul ne fera le moindre rapport avec la faiblesse des pédagogues qui avaient organisé ce voyage scolaire : pauvre monde dépourvu d’esprit critique à moins qu’on leur ait inculqué, sa mise sous l’éteignoir afin de jouir d’un pouvoir illusoire et malgré tout déflagratoire pour les générations concernées par cette vision simpliste du monde dont les femmes furent les principales victimes.

 Que ne fut pas leur dépit lorsque le car s’arrêta face à l’immensité des flots.

–        C’est ça, la mer… ah bon… c’est plat !

Il est vrai que vu de la plage, c’était plat. D’autant plus plat que ces jeunes filles mal éduquées venaient des monts du Massif Central. Toujours est-il, faire autant de kilomètres pour entendre ce type de réflexion du placer les organisatrices et les accompagnatrices, dans une autre forme de dépit à moins qu’elles aussi n’aient vu la mer pour la première fois et s’y soient préparées aussi mal que ces jeunes filles des pentes herbeuses.

Comme le but était atteint, il n’était pas question de repartir après avoir croisé cette étrange étendue. Les quelques jours prévus en bordure de cette masse d’eau salée devaient les conduire au bain, autre expérience prévue dans le programme, sans oublier l’incontournable dégustation de poissons et de crustacés quasi absents des tables auvergnates pour cause de trajets dégradant la marchandise sus nommée.

Dans des cabines grandes comme des cabinets, il fallut s’évertuer à se dévêtir et à enfiler ce qui devait faire office de maillot de bain. Pour ne pas oublier cet événement, une photo du groupe des jeunes filles fut prise sur la plage. Sans cette photographie, personne n’aurait pu croire chose pareille.

Voir la mer

 

La preuve irréfutable étant désormais enfermée dans le ventre d’un appareil acquis pour l’occasion, il fallait entraîner ce groupe de poules mouillées dans la mer vivante.

Étant donné qu’aucune n’avait pris de bain dans le cadre de sa vie familiale, l’approche de l’eau fut délicate. Ainsi, durant plus d’une demi-heure aucune de ces dix-huit jeunes filles ne fut atteinte par cette eau fraîche arrivant avec une couronne de mousse. Au bout de sa course la vague avait repoussé tout le groupe. Son retrait entamé, tout le troupeau la poursuivait et dès le retour des remous, elles fuyaient telles des pintades poursuivies par un renard affamé. Pour tout dire, il a fallu les pousser pour que les vagues qui venaient s’écraser avec toute la douceur du monde sur le sable, ne les fassent pas reculer.

Le poids que firent peser les adultes sur la conscience de leurs protégées les obligèrent à se jeter à l’eau alors que leur envie et leur instinct les poussaient à l’opposé de l’impératif qui leur était asséné.

Au sortir de l’écume, après avoir hurlé pour plonger leurs corps tout entiers dans les vagues, grelottantes, effrayées et décontenancées, elles regagnèrent leurs serviettes ou leur encadrement, n’ayant pas donné le moindre exemple, puisque resté sur le sable, les essuyèrent et les frictionnèrent jusqu’à irriter leur peau sensible qui depuis leur naissance n’avait jamais été exposée au jour ni au moindre regard.

Par bonheur, aucune photographie du groupe sortie de l’eau ne fut prise lors de cette première expédition et nous ne verrons pas l’état de ces pauvres maillots où l’eau avait mis son poids, déformant monstrueusement leur tenue et l’allure générale du groupe qui en chattes mouillées jusqu’aux os ne ressemblaient à rien si ce n’est à un ensemble humain en totale perdition où laine et coton avaient fait de leur silhouette et de leur coiffure un véritable massacre qui sans nul doute du fortement les marquer, voire les traumatiser, car rendues à leurs inclinaisons paysagères que sont les terres d’Auvergne, elles s’accrochèrent comme des moules à ce pays dont elles avaient rêvé de s’évader pour vivre dans des palaces de bord de mer où leur existence s’était projetée, du moins dans le profond de leur songe.

Dieu est encore trop petit pour peser sur le monde

André Ricros

Le 8 mai 2013
Lagarrigue

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.