Le vacher qui dansait

A cette période, je dormais sous l’escalier, je m’étais confectionné un genre de niche étroite mais chaleureuse. Un nid pour moi et non pas un tas de vieilles couverture comme certains en grand manque de jugement se plaisaient à le dire. L’escalier était appuyé au mur et montait à ce qui tenait lieu de salon. C’était un bel escalier de beau bois, du bois de pays, travaillé à la main par des outils d’avant, pas des outils qui se branchent et semble avoir inventé le travail facile et rapide, non, de ceux que l’homme fait plus que guider. L’artisan instaure une complicité avec ses outils et c’est aux prix d’une pertinence vigilante et d’une confiance mutuelle entre l’homme et l’outil que l’ouvrage avance. Voilà, l’escalier avait été ainsi fait et je l’avait adopté en connaissance de cause comme abri de luxe.

La pièce était de taille moyenne, elle pouvait accueillir une cinquantaine de personne. C’était une salle à manger, avec des tables et des chaises de façons assez simples. Hors mis ce mobilier et l’escalier, il y avait le bar, lui aussi en bois mais c’était une facture récente, nous l’avions fait nous même. Nous avions également creusé un four dans l’épaisseur du mur. Ce four était de ceux que l’on gave de petit bois en grande quantité avant de lui confier tartes et pains pour une dorure miraculeuse. Le fin dépôt de cendre qui recouvrait cette belle nourriture et témoignait implacablement d’une fabrication locale était tant pour les yeux que pour la bouche une poudre de grande magie. Le four était du coté de l’escalier et à l’opposé, vers la porte d’entrée se tenait la cheminée. Ainsi les deux points chauds entourant les convives, cette pièce était rassurante et c’est pour cette raison que j’y avais établi mon camp de nuit, étant bien entendu que le matin je repliais au mieux mon couchage.

Ce soir là, comme à l’accoutumé j’avais prévu de jouer un peu de musique pour le gens de passage. Ça ne faisait pas longtemps que j’étais joueur d’accordéon, mais j’en savais assez sur le rythme de la danse pour satisfaire la plupart des amateurs de bourrées. Cependant, il faut bien admettre que la majorité des gens avait perdu toute forme d’estime pour cette musique là. Je n’avais pas à cette période commencé même à comprendre ce qui m’avait poussé à ramer à contre courant dans le domaine musical. Formé que j’étais à un total académisme en matière artistique, quel sentiment cherchait donc à s’exprimer au travers de la pratique de l’accordéon dans un arrière pays en voie d’oubli.

Il y avait une quinzaine de personnes déjà installée aux tables quand la porte s’ouvrit sur un des duos les plus improbables à imaginer. Deux hommes apparaissent à l’entrée qui attirent soudain l’attention de toute l’assemblée. Le premier à franchir l’entrée est de petite taille et a, j’en jurerais, une lumière jusqu’à ce moment inconnue dans les yeux. Son regard immédiatement emprisonne et fascine l’esprit de celui qui l’observe. Son compagnon resté quelques pas en arrière est la montagne. Il doit se baisser pour entrer tant il est vrai que son gabarit est exceptionnel. Les deux hommes ont une manière de se déplacer lente, sûre et prestigieuse. Il ont une force inouïe qui transpire et une tranquillité totale. Ils saluent l’assemblée et s’installent à l’une des tables restées inoccupée sur le bord de la pièce.

« C’est pour manger ! »

J’apprendrai un peu plus tard que ces hommes sont vachers. Deux fois par jours il rejoignent les prairies où sont leurs bêtes pour une traite qu’ils font à la main, transportant le lait sur un char attelé à deux boeufs de couleur rouge. Et ainsi depuis des années tous les jours sans la moindre exception. Et ainsi pour encore des années. Je me suis souvent demandé ce que pouvaient penser de tels hommes devant une brique de dérivé pasteurisé demi écrémé et aussi qu’advient-il de cette sensualité établie entre l’homme et l’animal, de peau à peau au fil du temps.

Le grand ne sait pas lire mais qu’importe le menu, il prendront de la viande et des pommes de terre. Sitôt commandé, sitôt servis. Bon appétit Messieurs.

C’est à ce moment que je décidais d’intervenir musicalement dans la soirée. Je m’installais sur une chaise dans un coin et attaquais assez discrètement les premières notes d’une bourrée.

« Tu connais ça toi ? »

Le premier vacher, le petit, venait de se lever.

« Vas-y, continue ! »

Et il se mit à danser, tout seul, dans un espace laissé libre par les tables. J’ai très vite compris la situation, et j’ai enchaîné une deuxième mélodie, puis une troisième. L’homme autant qu’on pouvait le constater avait une aisance incroyable à la danse. Le cercle des tables s’est agrandi autour de lui dessinant instinctivement une sorte d’arène à l’intérieure de laquelle le spectacle était complet. Il était devenu tourbillon et ne touchait le sol que de son ombre. Les mélodies s’enchaînaient inexorablement de plus en plus fougueuses, de plus en plus tempête, de plus en plus véloces. Sa danse était unique, pas de chorégraphie complexe et pour autant, une multitude de petites touches indéfinissables qui donnait variations sur variations à son histoire car, à n’en pas douter, il était bien en train de raconter une histoire, mais il le faisait avec son corps de vacher.

A la table, le grand avait mangé et désormais assistait sans étonnement à la scène. La situation lui était manifestement familière et il se contentait d’observer la salle avec parfois une trace de satisfaction sur le visage. Nul doute que sa présence était une garantie de quiétude totale pour le danseur qui de ce fait n’avait aucunement besoin de garder un pied dans ce monde, il pouvait user des deux dans celui de la bourrée.

Petit à petit la salle se vidait. L’attrait qui avait été celui des convives pour le spectacle impromptu de la soirée était en train de se résorber. Une heure de plus s’écoula et les deux vachers quittèrent eux aussi les lieux. J’étais dans un état de totale fatigue. J’avais, avec une énergie folle, joué pendant quatre heures, reprenant aussi souvent que nécessaire des morceaux déjà joués pour ne pas arrêter cet élan, pour ne pas être responsable de la fin de l’histoire. L’assiette préparé pour le petit homme était restée intacte, il n’avait pas mangé pour danser quatre heures, sans pause, sans répit.

Alors, ce soir là, je regagnais le dessous de l’escalier sans pouvoir m’endormir. J’entendais le vent sauvage de ce pays de montagne qui continuait inlassablement la danse du petit homme. Ce soir là, j’ai fait danser le vent.

Jac Lavergne

Compagnie Léon Larchet

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