D’ailleurs c’est ici ou la dualité de l’être – 6/6

 

Scène 6

 

PATTE FOLLE – (Des coulisses.) Ça fait deux jours que je n’entends rien, plus de musique, plus rien… Pourvu que je n’arrive pas trop tard. (Il rentre sur le plateau et s’assied à la place de Main à la retourne.) Mais pourquoi tu ne m’as pas attendu ? D’autant que j’avais une bonne nouvelle avec moi. Tu te rappelles de la question en suspens qui me bloquait sur place, m’empêchant de rentrer ? Tu te rappelles de ma fermière ? Eh bien elle arrive, elle est là demain ou après-demain. Elle est venue pour ne jamais repartir. Main à la retourne, réponds-moi s’il te plaît, réponds-moi. On pourra être heureux elle et moi, et elle et moi et toi, et nous heureux, tu entends ? Heureux enfin. C’est possible, la preuve, je suis là dans ton trou avec toi. Reviens. Rejoins-moi.

 MAIN A LA RETOURNE – (Il se fait entendre hors de la scène.) J’ai passé le col Saint Thomas avant-hier. Je me suis assis un long moment. J’ai bien cru que je tomberai en arrière vers notre versant tellement j’avais de peine, moi qui n’ai quasiment jamais bougé au-delà des limites du village. Je l’ai bien regardé ce paysage, notre paysage avec tout dans l’air qui montait de la vallée et qui me remplissait les narines. Je l’ai reniflé comme un sanglier pour ne jamais oublier, pour être ce souvenir et j’ai basculé de l’autre côté. J’ai couru, j’ai roulé jusqu’à m’arracher la peau pour avoir mal, pour laisser des traces de mon sang sur cette terre nouvelle comme un drapeau sur la lune et depuis, je marche dans le silence, dans la monotonie. Une marche d’où rien ne sort, où tout rentre, où seul le pas raconte une histoire qu’il écrit lettre à lettre péniblement mais une écriture profonde qu’on pourra lire dans dix mille ans, dans encore plus longtemps.

Je marche et ne peux faire que ça, marcher sans la moindre estime tel un aveugle à qui l’on vient de crever les yeux d’avoir trop regardé, un être muet à qui l’on a tailladé la voix d’avoir trop chanté, un manchot à qui l’on a arraché un à un chaque doigt pour avoir trop joué et je marche ainsi en silence dans la recherche d’un chemin, de mon chemin, pour sentir et tenter de comprendre les choses une à une, lentement, doucement, afin de refermer toutes ces plaies, toutes ces questions qui saignent, qui crient, qui ont soif de savoir et qui me projettent dans le monde avec ma furie, mon désespoir et toute la vie à conquérir.

 PATTE FOLLE – Que vas-tu faire ?

 MAIN A LA RETOURNE – Je ne sais pas et ça n’a aucune importance.

 PATTE FOLLE – Passe à Namur. Vas chez Günther Fagnoul. Je lui ai laissé le reste de mes parapluies. Ils m’auraient gênés pour faire la route, j’étais pressé de te retrouver. Dis-lui que tu viens de ma part et prends-les, ils sont à toi.

 MAIN A LA RETOURNE – Merci, je me souviendrai de Namur. Je te confie ma place. Ne laisse pas les ronces, les orties et les fougères l’envahir. Et n’oublie pas d’embrasser ta sœur, car c’est le seul souvenir auquel je m’arrache.

 PATTE FOLLE – C’est promis. Quant à ton trou de verdure, j’y veillerai. D’ailleurs j’y suis, je suis assis à ta place… Joue-moi un air.

 MAIN A LA RETOURNE – Retourne-toi, l’accordéon et l’harmonica sont là. C’est pour toi. Quant aux chansons, elles sont sur le clavier tu finiras bien par les trouver !

 PATTE FOLLE – Je ne sais pas en jouer et si j’essaie, tu devras me donner des leçons à distance. (Il prend l’accordéon et chante en faisant des accords au hasard.) Qu’en dis-tu ? C’est pas mal, à peu près aussi bien que tes débuts à l’harmonica. (Il joue à nouveau, avec plus de justesse.) Et là ? Je t’en bouche un coin. Tu m’entends ? Oh oh ! Tu m’entends ? Eh bien réponds, dis quelque chose. S’il te plaît, parle-moi… parle-moi…

 Puis changeant d’attitude comme s’il voulait tout oublier, ne pas y croire, Patte Folle fait un bourdon avec l’accordéon et chante en s’accompagnant en ne faisant que des accords sur son instrument.

 Elle avait les yeux

Couleur d’ambre

Et le ciel coulait

De ses membres

Jamais je ne fus aussi bien

Dans ce coin qui était le sien

Elle est là tout près

C’est un ange

Et pour moi demain

Tout s’arrange

Je crois bien être le plus heureux

De ce coin que je croyais miteux

La lumière diminue et noir

 

Fin

André RICROS

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