L’histoire se passe dans un pays situé hors du monde urbain.
Les personnages sont :
– Main à la retourne
– Patte folle
Scène 1
Du noir de la scène vient une chanson. La lumière éclaire progressivement le plateau où apparaît un personnage chantant, avec un bâton : Main à la retourne, que rejoint un autre personnage : Patte folle.
Le chant (sur l’air de « N’en denché con tu »)
L’été s’en est allé
Et l’automne ne devrait pas tarder
L’été s’en est allé
Et tout va s’effacer
Je vais devoir
Tout recommencer
PATTE FOLLE – Alors, Main à la retourne, toujours pessimiste, arborant l’éternelle déconvenue du sédentaire qui s’apitoie sur son propre sort, persuadé que le monde entier est responsable de son immobilisme et de sa tragédie que personne ne comprend, n’est-ce pas… Si tant est que l’on puisse combler le gouffre de Padirac avec des mots vains et des espoirs périmés.
MAIN A LA RETOURNE – Cause. Cause, beau merle, perdu que tu es dans des rêveries qui touchent à la folie. Testaro qui nage dans ses songes où il va prendre la plus grande gamelle de tous les temps, le jour où par mégarde tu ouvriras un de tes yeux de carpe égarée, de bon à rien de Patte folle du canton qui court les chemins à la recherche de l’aventure, alors que tout le monde sait que l’avenir est sous nos pieds et que tout se passe là où on habite, où on s’installe pour durer, là où on prolonge ses racines en les arrosant tous les jours en y pissant debout face à la nature, en homme libre… Trop de cinglé, courge vérolée, mangeur de noisettes creuses, glandeur de pâturage… Allez, roule ! Fous-moi le camp et fous-moi la paix et surtout arrête de soulever cette poussière avec ta savate à la ramasse. Ma poussière, tu entends ? ma poussière ! Circule ridicule, hors de ma vue, raté de la guibole !
PATTE FOLLE – Oh, oh ! Mais il est de mauvais poil le lascar ! Écoute-moi, sac de ronces, épineux de mes deux. J’ai une chose à te dire. Même si t’es le plus ringard du pays, le plus collé au cul du canton, l’indécrottable mouche à merde de ce tas de fumier de la vallée de la Dore, tu n’en restes pas moins mon meilleur copain et mon classard, même si on a été réformés tous les deux. Alors pour une fois tu vas écouter ce que j’ai à te dire. Comme tu le disais je tournicote dans le pays et si je tournicote, c’est pour voir ce qui s’y passe. Et aujourd’hui je peux te dire que ce n’est pas brillant et que notre avenir n’a rien à faire ici. Car nous sommes déjà condamnés. Tu m’entends ? condamnés.
MAIN A LA RETOURNE – C’est ça, exagère. Fais ton cirque.
PATTE FOLLE – S’il te plaît ne me coupe pas. Je ne rigole pas. Tout d’abord il n’y a pas de boulot et pour nous, encore moins. Il y a longtemps que l’indulgence pour les éclopés de notre espèce a quitté les esprits. Nous, on peut mourir, mais surtout en silence, pour ne pas déranger ces messieurs-dames.
MAIN A LA RETOURNE – Mais de quoi tu parles ? De qui parles-tu ?
PATTE FOLLE – Tu n’as rien compris. Tu ne vois pas que c’est la fin ? que les machines remplacent les bras et que de faire des couteaux, demain ces mêmes machines les feront à notre place ? Si ce n’est d’autres pays qui les produiront moins cher. Regarde, c’est déjà ce qui se passe pour les petites marques. Elles sont fabriquées ici à Thiers et estampillées « Aurillac », « Laguiole » et j’en passe… Le pli est pris et c’est trop tard. Nous on ne peut rien changer, d’autant qu’on gêne.
MAIN A LA RETOURNE – Et alors ? L’histoire que tu me racontes est vieille comme le monde.
PATTE FOLLE – Décidément t’es imperméable… Il peut neiger. Regarde-toi, assis là comme une buse aveugle grattant le sol avec ton bâton. Tu vas y creuser ta tombe dans cette terre qui se moque de toi. Moi je pars. Le monde est immense et il m’attend. Du moins je compte sur lui. Regarde. (Il lui montre son parapluie.)
MAIN A LA RETOURNE – J’ai vu que tu avais un parapluie en plein été. D’ailleurs, c’est ce qui me rassure. Tu es toujours aussi turlot. Et quand il pleuvra, tu te promèneras en marcel, c’est bien connu. Bon, si tu n’y vois pas d’inconvénient, je te préfère quand tu racontes tes bêtises habituelles. Au moins ça me fait rire un peu et je me dis que j’ai de la chance d’être l’auditeur privilégié de ce spectacle ridicule et sans fin que tu m’offres tous les jours.
PATTE FOLLE – Mais, face de butor, je suis là pour te toucher la main, car demain je serai sur la route. Le pays est foutu, c’est une question de temps. Tout le monde fait le jeu de la facilité et rien ne changera cette aberration où priment les seuls intérêts de quelques riches conscients de ce qu’ils font et qui en prime sont soutenus par des politicards aveugles. Demain, je prends le trimard pour être marchand ambulant. Tu te rappelles que le père Hériller est mort il y a deux mois ?
MAIN A LA RETOURNE – Peut-être.
PATTE FOLLE – Si, souviens-toi, ils l’avaient trouvé au bord du chemin et l’avaient ramené dans une charrette de Saint-Flour à Peschadoires.
MAIN A LA RETOURNE – Quel rapport ?
PATTE FOLLE – La semaine dernière, sa veuve m’a proposé de prendre sa suite et que je paierai le bardât et le stock en rentrant de campagne.
MAIN A LA RETOURNE – Ah, c’est ça. Tu quittes la misère pour crève la faim. C’est pas mal. (Au public) Après tout, s’il fait que ça… c’est valable.
PATTE FOLLE – Rien dans le cigare. Tu ne te rappelles pas non plus que ceux du village disaient qu’il avait une fortune sur lui et ça, il ne l’avait pas volé. Alors moi je pars. Tu comprends cette fois, sifflet à roulette russe ?
MAIN A LA RETOURNE – C’est ça, c’est ça. Roule. Les chemins sont pavés d’or et sous chaque pas pousse un trésor. Allez, la route. Tu me raconteras.
PATTE FOLLE (lui montrant à nouveau le parapluie) – Regarde.
MAIN A LA RETOURNE – Je vois. Je sais encore ce que c’est qu’un parapluie.
PATTE FOLLE – Attends que je l’ouvre, avant de blablater (Il ouvre le parapluie et apparaît un dessin de toute la région peint autour du haut du parapluie, où est situé son village natal.)
MAIN A LA RETOURNE – Et alors, qu’est-ce qu’il y a à voir, si ce n’est que ce parapluie est foutu avec toute la peinture que t’as fait tomber sur la toile ?
PATTE FOLLE – Mais regarde donc ! Là c’est La Monnerie, chez moi (montrant le haut de son parapluie) et autour, les pays et les chemins que je vais parcourir. La carte de ma liberté car avec ça, impossible de se perdre. Et la carte de ma réussite. Tout mon circuit pour plus de neuf mois de campagne.
MAIN A LA RETOURNE – Grand bien te fasse. Et surtout si tu reviens, n’oublie pas de passer me voir. J’attends déjà ce jour avec impatience car rire me fait du bien au moral, surtout quand c’est une pauvre burle dans ton genre qui est la vedette.
PATTE FOLLE – D’accord, on verra lequel des deux s’en sort le mieux, entre le courage – et là je n’ai pas peur de parler de moi – et la couleuvre qui se mord la queue comme le chien de Camillou. Ah ! ah ! C’est moi qui vais rire.
Eh oui, je vais découvrir le monde et faire fortune et toi tu vas faire la sieste. Allez, dors bien, la classe. N’oublie pas d’arroser ton bâton si tu veux qu’il prenne racine et surtout couvre-toi bien cet hiver, que t’attraperais la nostalgie.
Il quitte le plateau et des coulisses en riant, on entend, alors que Main à la retourne reste sur scène :
Les idiots hibernent alors que la vie court à grand pas vers sa destinée sans jamais repasser les plats. Tu entends ? La vie ne repasse pas les plats.
MAIN A LA RETOURNE (au public) – Si elle fait que ça… c’est valable.
La lumière s’estompe et du noir on entend la chanson du début, chantée par Main à la retourne.
André RICROS