L’effervescence était à son comble et nous étions dans l’incapacité de la réguler, de lui donner un rythme et un sens, même le plus élémentaire. Les sabots de chacun étaient placés par paire ouverts dans la bouche de la cheminée où les braises venaient d’être recouvertes afin qu’elles puissent attendre le retour de toute la famille.
Quand la porte s’ouvrit, une bourrasque de vent emporta avec elle une multitude de flocons qui traversèrent la pièce et recouvrirent, comme un drap posé sur la haie d’en face, une partie du parquet où nos pas laissèrent des marques de toutes les dimensions.
Le grand-père partit devant avec sa lampe-tempête et du plus grand au plus petit, nous nous mîmes en file indienne pour profiter au mieux de la trace qu’il faisait à chacun de ses mouvements, dans de la neige qui lui arrivait à la taille. Jamais je n’avais vu de nuit aussi noire, aussi lugubre, où le trop de silence qu’absorbait la neige me glaçait davantage que le froid qui pénétrait nos pauvres vêtements mis en couche et que le vent visitait sans autorisation.
A une distance indéfinissable, des hurlements se firent entendre, des cris déchirant de bêtes sauvages aux abois, suivis de craquements de branches mortes. Puis le silence devint plus épais, un silence à hauteur de neige. Passé quelques secondes qui me semblèrent une éternité, le grand-père cria en nous demandant de nous arrêter puis il dit à notre père :
– Prends ma place, je préfère que ce soit moi qui ferme la marche. Ces sales bêtes auront à faire à mon bâton.
L’échange fait, nous reprîmes notre avancée pour parcourir les cinq kilomètres qui nous séparaient du village.
Concentré sur la silhouette de celui qui marchait avec peine devant moi, j’articulais tel un automate un pas après l’autre, dans une demi-conscience accentuée par l’obscurité qui se resserrait autour de nous. Vu du ciel, nous devions ressembler à un petit train à vapeur où de temps à autre, balancée par la tourmente, la clarté de nos lampes laissait apparaître le clin d’œil d’une vie fragile et précaire que la terre et le mauvais temps auraient pu ensevelir. La troupe avançait dans un monde sans repère où chaque pas était le fruit d’une analyse du terrain et de la connaissance parfaite et quasi absolue que l’on avait du pays tout entier : celui des premiers kilomètres entourant le domaine.
Une fois de plus, des cris déchirèrent l’air. Il était clair que des loups nous donnaient à comprendre qu’ils étaient là, que leur Noël était de sortie et qu’il n’y avait pas de raison pour qu’ils ne profitent pas des cadeaux qu’ils étaient en devoir de recevoir ou de prendre.
Puis le silence à nouveau, un silence sans fond où le temps semblait suspendu, avec une main pour bloquer le balancier afin de tout entendre, un silence d’épée qui vous transperçait et ressortait ensanglantée à l’autre bout alors que nous n’avions rien perçu et rien entendu, si ce n’est la neige se déposant sur elle-même dans des gestes de semeur inépuisable.
Et soudain la masse de l’église se détacha bien plus noire que le ciel, le village enfin, la chaleur de l’assemblée, la messe de minuit et déjà le retour, un retour facilité par le chemin déjà taillé dans la neige.
La nuit toujours là, plus présente que jamais, les pas accélérés, le froid sur les os et encore le silence. Dans des gestes recommencés et déroulés sans cesse, nous sommes arrivés à la porte de la maison. Nous avons secoué les braises qui avaient patienté, où les sabots étaient emplis de cadeaux faits de fruits, de chocolat et de petits jouets taillés au couteau par nos parents. La porte resta ouverte puisque tout le monde n’était pas entré et tous les regards tournés vers cette torpeur, le grand-père n’apparaissait toujours pas.
Jamais plus il ne passa le seuil de la porte, happé par des loups qui avaient refermé leur piège sur son grand âge, alors qu’il s’était placé à la fin de notre procession pour protéger les plus jeunes du risque qu’ils encouraient de disparaître à tout jamais. Il avait subi cet assaut sans un cri, pour ne pas déranger cette nuit qui était consacrée à ses petits-enfants et qui portaient en eux les espoirs de toute sa vie.
Cette nuit-là, le temps s’installa en moi de tout son poids, avec son ordre, sa hiérarchie et son irréversible destinée, pour ne plus jamais me quitter, ne serait-ce d’une seconde.
Texte d’André Ricros
toujours aussi beau, quand vous viendrez à Cassaniouze, il faudrait nous les lire à haute voix !!