Tout en haut du village est une maison qui fut une grange, enfilée au fond d’une cour en pente, où le sol suit les humeurs du temps, où seule la troupe de canards de Barbarie devient intouchable.
Un chien, au regard usé de comprendre, mesure le temps avec le balancier qu’il dessine au bout de sa chaîne et reste indifférent au chat qui compte ses vies en avalant le fond de sa gamelle.
Dans cette maison parcourue par un seul couloir d’où débouchent une multitude de chambres, celles de ses sept fils, celle de son frère et la sienne, sans oublier la petite salle de bains, la cuisine et la salle à manger, toutes les portes sont closes. Derrière l’une d’entre elles, je la trouve assise entre la table et la cuisinière dans des gestes d’hiver, un pigeon suspendu par une aile entre ses doigts. Son sourire est léger et proche de l’enfance lui donnant cette beauté qui vous entoure comme de l’eau tiède.
– Tu manges avec moi, je suis toute seule à midi… si tu veux, je te fais le pigeon.
– T’as gagné…
S’il est des choses pour lesquelles il n’y a rien à dire, pour lesquelles il ne faut rien dire, c’est bien ces espaces privilégiés où, dans la même pièce, nous passions de longs moments à nous observer et à savourer grain à grain, l’incroyable paix de nos seules présences. Durant ces parenthèses posées tout au fond d’un nid d’épervier où se croisent l’os et la plume, je me réjouissais de l’avoir comme mère d’un jour, et d’être à ce même instant le seul fils dont elle se souvienne.
Le repas se glissa entre nous sans rien déranger et sa main perdue dans les plis du chat qui à demi enseveli dans la grande poche de son tablier avait rejoint de chaudes odeurs; elle me raconta l’histoire de l’accordéon diatonique. Il trônait sur le placard de la cuisine bousculé par une incroyable concentration de bouteilles vides. La poussière lui donnait un air de vieux trappeur mal rasé, couvert de cicatrices, à l’habit rapiécé et dont les boutons semblaient appartenir à de nombreuses familles.
Elle ne pouvait pas s’empêcher de l’entendre, et en parlait comme s’il fonctionnait tout seul, tout en disant qu’elle ne voulait pas le toucher, qu’elle ne le toucherait jamais, ni elle ni personne, qu’elle l’avait interdit à tous et qu’elle voulait bien que j’aille chercher ma cabrette dans la voiture.
– Car, tu l’as bien amenée ?…
Et que je lui joue quelques bourrées, quelques valses ; que ça tourne, qu’elle puisse fermer les yeux tout en reprisant le linge qu’elle avait mis de côté dans une corbeille tressée par ceux de la maison. M’étant arrêté avant de reprendre un morceau, elle saisit ce moment pour me dire :
– La cabrette, c’est joli, mais l’accordéon, tu comprends, c’est pas pareil… C’est ma musique. J’en joue dans ma tête. Même les autres musiques, celles du poste quand il marche, j’entends de l’accordéon… C’est bizarre, mais ça me plaît comme ça. Je chante quand je suis toute seule. J’ai l’impression qu’il m’accompagne derrière moi… là… tout près. Mon pauvre, tu vas croire que je suis folle, et bien tu as raison, j’ai ce « zinzin » dans la cafetière.
Son rire s’étalait et se perdait dans la résonance de sa batterie de casseroles.
– Je ris, je ris ? Mais tu sais, je vais te dire quelque chose que je n’ai jamais dit à personne.
Tous les soirs d’hiver, mon père et trois de ses copains se retrouvaient à la maison pour jouer aux cartes et boire un coup, surtout pour boire. Ca jouait, ça dansait, on était gamins. Puis le jeu reprenait. Les enfants et ma mère, on avait le droit d’aller se coucher quand mon père nous faisait signe, et il restait là, à faire de la musique sur son accordéon, à faire les cartes et à boire.
Ce jour là, il avait dû trouver ses copains et quand ils sont rentrés le soir, ils étaient saouls. C’est comme ça dans la famille, mon frère fait pareil, tu vois bien.
Avec mes frères, on s’est couché sans manger. On avait peur pour ma mère, car il était brutal avec elle. Il la frappait souvent, la forçait. Qu’il pleuve ou qu’il neige, il la jetait dehors. On la faisait passer par la fenêtre de notre chambre et elle dormait avec nous.
Ce soir là, il avait joué et parié, le vin, tout… Il avait tout perdu avec ses saletés de cartes et là, il m’a jouée. J’étais la seule fille, j’avais quinze ans, il a encore perdu. Il est venu me chercher, il m’a mise sur la table… Imagine le reste… Même mon père… Tous.
J’ai jamais rien dit…
Tu vois, c’est une autre musique et celui-là, là-haut – en désignant l’accordéon – , il peut bien rouler dans la poussière.
Pourtant, c’est plus fort que moi j’aime cette musique. Tu comprends quelque chose, toi?
Moi, je ne comprends rien, rien de rien.