Toujours sur le pas de la porte, une main posée sur le clédou (Portillon) qui lui sert de chien de garde, elle semblait sûre de ma venue, elle m’attendait.
Après quelques mots pour mesurer que c’était bien moi qui lui rendais visite (l’image ne suffisant pas), elle poussa le petit portillon de bois tressé et réoccupa sa pièce.
– Assieds-toi… Tu vas bien boire quelque chose avec un bout de gâteau… On m’en apporte toujours et le docteur me le défend… J’en goûterai un avec toi, on verra bien… et puis tu sais à mon âge, il faut y penser… Il y a trois jours, une voiture a écrasé le chien du voisin… Je l’aimais bien cette bête, il venait tous les jours voir s’il n’y avait pas quelque chose à manger… Je lui gardais des restes qu’il partageait avec mon chat… Moune, où t’es-tu caché ?… T’as peur du monsieur ?… Depuis une semaine, le facteur ne passe plus, si tu m’avais écrit pour m’annoncer ta visite, je ne l’aurais pas su, mais comme tu ne m’écris jamais… Mes enfants sont passés ce week-end, ils veulent que j’aille chez eux, ils me trouvent trop vieille pour rester seule ici loin de tout… Moi, je suis près de tout ici, c’est toute ma vie… Les vieux, c’est vrai, il y en a des pénibles, que les enfants n’en voudraient pas, au club, faut voir… et toi, tu vas bien, tu m’as toujours pas amené ta petite fille, elle va avoir un an, t’as de la chance…
Et la cabrette, ça marche ?…
Tout en cotinuant de balayer des mots et des images dans un tourbillon de phrases, elle servait à boire, ouvrait la boite de gâteaux, s’asseyait, surveillait le feu, s’agitait sur son siège, mangeait, se relevait, buvait et se préparait à chanter car, au fond de ce couloir, il n’y avait plus d’échappatoires.
De chanson en chanson, d’histoire en histoire, d’une vie à l’autre, toute la sienne aurait pu s’écouler ainsi. Le soleil, quant à lui, ne se souciait que de son rendez-vous avec l’envers du décor, à tel point qu’il nous était devenu difficile de nous voir dans le détail puisque Pauline, fidèle à ses habitudes et à ses principes, ne se décidait pas à manipuler l’interrupteur.
Pris dans une tornade d’images colorées par cette artiste visionnaire, je préparais le moment où je pourrais lui dire : « Je vais partir », et elle, sans attendre, en ricochet : « T’as bien le temps… C’est pas si souvent… »
Ne sachant que répondre, je me relâchais sur le banc pour quelques instants de plus.
Elle restait là, face à moi, me regardant en silence. Bien qu’elle eût su envahir le temps avec ses pelotes de paroles, rien ne pouvait remplacer ces instants- où, à l’inverse, je l’entendais parler en moi :
– Dis-moi
– Dis-moi quelque chose
– Dis-moi ce qui se passe de l’autre côté, dans ta tête
– Dis-moi tout
– Dis-moi que c’est pas vrai
– Que ces réveils la nuit ne sont que des rêves
– Que je ne suis pas trop vieille
– Que le temps des chansons ne fait que recommencer et que c’est avec toi que je les chanterai
– Promets-moi de ne pas les oublier
– De les chanter avec les images de nos vies mélangées
– De les chanter avec le souvenir de la vieille femme qui te les a racontées
– De les chanter avec cette manière que tu dis aimer,
– Dis-moi que c’est vrai
– Que c’est oui avec nos mains attachées jusqu’à l’infini.
– Moi, je t’emporte comme une résurrection
– Je te donne une vie de plus et bien davantage à porter
– N’oublies pas de me parler
– N’oublies pas de disperser ce fagot dans la mémoire des autres
– Pour qu’ils chantent
– N’oublies pas… je ne t’ai rien dit…