Il s’agit d’une bourrée bien connue, en particulier en Artense, enfin, que l’on croit connaître… En comparant plusieurs versions puisées dans les archives sonores, on se rend compte qu’elle se ressemblent beaucoup, tout autant qu’elles diffèrent : c’est l’histoire du verre à moitié vide ou à moitié plein… tout dépend de comment on voit les choses. Et justement, puisque c’est de cela qu’il s’agit, regardons les choses minutieusement et à la loupe, afin d’y voir plus clair…
Commençons donc par écouter. Voici une version que l’on peut considérer comme standard, dans la mesure où quand on l’entend, on a pas de surprises mélodiques ou rythmiques majeures par rapport à ce qui traîne dans la mémoire collective. Elle a été enregistrée auprès de Jean Chabosy par José Dubreuil le 17 mars 1989 à La Renaudie, à côté de Larodde (Tauves).
Le propos est simple, en voici la traduction :
Je n’ai que cinq sous, mon amie n’en a que quatre, comment ferons-nous quand nous nous marierons ? Nous achèterons un verre, une assiette, une toute petite cuillère et on mangera tous les deux. Les autres versions présentent une variante de texte concernant les objets : nous achèterons une cuillère, une assiette, une petite marmite et on se brûlera tous les deux.
Regardons du côté de la partition afin de décrypter la façon de faire de notre chanteur :
En tant qu’expert du chant à danser, Jean Chabosy procède à des petits ajustements rythmiques afin de faire avancer la danse. On voit sur la partition que le dessin rythmique des deux parties est le même, sauf sur la première mesure (qui commence en levée au début du morceau). Le reste des motifs est identique. Enfin presque ! la dernière mesure de la première partie (première ligne de portées) présente également une levée, vraisemblablement rajoutée par le chanteur qui rajoute un « E » (« et ») avant d’attaquer la deuxième partie. Cela fait l’effet d’une relance. Il introduit également du « balancé », en intervenant sur la longueur des notes (les croches pointées des mesures 7 et 17).
Le texte nous renseigne également sur les intentions rythmiques : les autres versions sont « unanimes » sur le texte et présentent au lieu de « sap pas que farem » (5 syllabes) : « coma farem » ou « de que farem » (4 syllabes). De la même façon, ces versions présentent « un marmiton » (4 syllabes) au lieu de « un p’tiòt culheron » (5 syllabes).
On voit donc que Jean Chabosy cherche à rajouter des syllabes pour découper plus le rythme de sa bourrée : il s’agit là de sa signature, c’est sa spécialité. Ces petites interventions sont infimes, mais procèdent d’une adaptation du musicien à la musique qu’il a dans la tête. Pour s’en persuader, voici d’autres versions chantées, qui ont la particularité d’être bâties sur le même modèle mélodico-rythmique.
Alexandre Bapt, ancien violoneux, est enregistré ici par Jacques Lavergne à Mezeirat le 8 juin 1985 :
La principale différence est mélodique et se situe dans la deuxième partie.
En dehors du texte, de la tonalité bien sûr, et de l’absence de notes pointées, il s’agit clairement de la même version, presque note pour note (la septième est basse, chez Jean Chabosy, ce qui est également un signature). Seule la première mesure de la deuxième partie est ici ascendante, alors qu’elle est descendante chez Jean Chabozy (dans la tonalité de Mr Bapt, Mr Chabosy aurait fait « mib ré do sib » au lieu de « mib fa sib »). Les reprises ne sont pas non plus organisées de la même façon.
Voilà maintenant ce qu’en fait André Gravière, ancien violoneux également, enregistré lors de la même série d’enquête par Jacques Lavergne aux Garneires, le 18 décembre 1986.
Pas de doutes possibles, c’est bien la même. Mais regardons de plus près.
André Gravière introduit des ornementations, mais pas n’importe où, sur la note pointée allongée. Nous avons vu que cela créait du balancé, ce qui est ici encore plus accentué, mais uniquement dans la première partie. Par contraste, la seconde partie est régulière, avec la première mesure descendante. Les reprises sont systématiques, et la conclusion diffère d’une seule note : au lieu de conclure tierce-tonique, on conclue ici sensible-tonique.
L’originalité est ici dans le sixième degré de la gamme très abaissé dans l’aigu (voir les notes bémolisées), et non dans le grave. Il pourrait s’agir d’une imitation (inconsciente?) du jeu de violon qui présente parfois ce phénomène (le doigt reste très à proximité du précédent) qui n’est pas rare. On l’entend dans le violon de Jean-Marie Brandely :
Il est enregistré par José Dubreuil à Fenestre (La Bourboule) le 29 novembre 1989. Son jeu est très mélodique, très chanté (comme par hasard!!). On y retrouve des traits spécifiques à ce violoneux, mais pas seulement.
On voit que la place de l’ornement n’est pas la même que dans la version d’André Gravière. Mr Brandely orne sur la quarte, qui est d’ailleurs toujours un peu haute, quelque soient les morceaux. Là encore, c’est une signature. On retrouve les sixtes aiguës basses de chez Gravière et la première mesure de la deuxième partie ascendante, comme chez Mr Bapt. Autre originalité : le rajout d’une mesure à la reprise de la première partie uniquement (voir :*), mais cela reste optionnel. Cette mesure en plus introduit une double corde qui sert de relance.
Jusqu’à présent, nous ne nous sommes pas beaucoup écarté du modèle « standard ». Ce que nous allons entendre maintenant est un peu plus surprenant. Voici la version de René Bernard, un chanteur qui n’a pas peur des modalités instables :
Il a été enregistré le même jour qu’André Gravière, au Clos-Vieux de Chastreix.
On sent bien qu’il se débat avec le rythme et la mélodie, la mémoire n’étant plus très sûre du chemin. Ce qui ne le démonte pas du tout ! à y regarder de plus près, on s’aperçoit que les motifs mélodiques de la première partie, sont en fait ceux de la deuxième partie de Mrs Brandely et Bapt. Et on perçoit également, dans la deuxième partie, un soupçon de celle de Mr Chabosy. Et bien non ! Nous sommes toujours sur le modèle standard, avec un peu plus de déconstruction !
Continuons ce jeu, voici la version que propose Eugène Amblard de Picherande, enregistré par lui-même et SUR lui-même (écoutez bien il y a deux violons… plus exactement un violon et un enregistreur qui diffuse le même morceau qui vient d’être enregistré… vous suivez?) :
D’où vient cette version (largement reprise par nos groupes actuels) ? Difficile à dire ! voici les hypothèses. Alfred Mouret, ami d’Eugène Amblard, joue la même également. On sait qu’ils ont « appris » ensemble auprès de Trénou. Est-ce une version de Trénou ? On sait aussi qu’Eugène avait enregistré Alfred et qu’il a pu tenter d’apprendre sa version. Dans tous les cas, en voici la notation :
C’est moins évident à l’écoute, mais sur la partition, on reconnaît très bien la version « standard ». Les motifs en doubles-croches sont des développements des motifs de base, en effet, la note d’appui commence le motif (ici, c’est un sol), se développe une tierce au dessus et revient, ce qui fait ici « SOL la si la SOL FA# », au lieu de « SOL long FA# ». De la même façon, la première mesure développe le « MI LA » en « MI LA si LA ». Le même phénomène de développement affecte également la première et la quatrième mesure de la deuxième partie.
Une question se pose : s’agit-il de « vraies » notes, inclues à la mélodie, ou d’ornementation ? Le débat est lancé ! Toujours-est-il que nous n’avons pas quitté la version « standard » depuis le début, et que votre déception sera la même en écoutant la magnifique version d’Alfred Mouret, encore plus développée que celle de Mr Amblard, dont voici la partition à titre indicatif :
On voit simplement que l’ornementation est ici beaucoup plus présente, et concerne tous les points d’appui des versions précédentes. On voit aussi que la troisième mesure de la deuxième partie est également développée. Le balancement se retrouve sur les accents au début des mesures qui allongent très finement les notes qui les supportent. L’articulation est ici importante : nous avions écouté un peu de notes piquées à la relance du motif introductif de la première partie chez Mr Amblard, ici ce sont les milieux des motifs qui sont piqués et qui relancent constamment le morceau.
Avec tout ce que vous savez maintenant il ne vous reste plus qu’à apprécier la version standard noyée au milieu de toutes ces notes, car elle fait ressortir, de fait, tout l’art de ce violoneux d’exception. Tout comme nos chanteurs, en début d’article, les violoneux ont leur signature, même si celle-ci prend parfois plus de place, et c’est tant mieux, que le modèle!!
Voici donc pour finir, la version bien standard mais personnalisée de « Ieu n’ai cinc sòus » par Alfred Mouret, enregistré en 1977 par Olivier Durif à Augères-Basse :
Eric Desgrugillers
Pour aller plus loin :
voici un lien vers le fonds d’Eric Cousteix concernant des violoneux et chanteurs de l’Artense : c’est ici
Voici un lien vers une notice en ligne d’Alfred Mouret : c’est là
Adiu,
Le même thème avec quasiment les mêmes parole et musique se retrouve de l’autre côté du Rhône, en Dauphiné, mais là, ça danse le rigodon.
Chòa de la Seyne