Sylvaine

(suite De Fil d’Air les passeurs du 7 mars 2010)

Il avait tout prévu et tout préparé pour son enterrement. L’emplacement, le cercueil et la sonorisation de sa sépulture. Comme il se plaisait à le dire :

« J’ai la plus belle tombe de la galaxie. »

Il ne lui restait plus qu’à prévenir le curé et le croque-mort et surtout et avant tout à choisir le jour de sa mort. D’ailleurs à ce propos il hésitait car il voulait qu’il y ait suffisamment de vent pour entendre sa musique préférée interprétée par des milliers d’objets sonores suspendus dans les arbres de son verger et des bois alentour. Comme il se plaisait à le dire :

« J’ai le plus grand philharmonique de tout l’univers. »

Mais cette période ventée, il la souhaitait également sans pluie, pour ne pas être dans la gadoue. Après avoir bien calculé, il considéra que le mois d’octobre était le moment le plus favorable. Le vent était là pour disperser les feuilles ; il faisait le plus souvent beau et les arbres décharnés laisseraient passer le son de son orchestre dans toute sa puissance. Il ne lui restait qu’à décider du jour.

– Pas le 1 ni le 3 et encore moins le 7 et le 12, car ces jours sont sacrés.

– Pas le 13 et son multiple le 26 car ils portent malheur.

– Pas le 14 et le 15, jours de la fête patronale.

– Pas plus que les dimanches à cause des messes déjà programmées du 8, du 22 et du 29.

– Pas le 21 à cause de la foire, ni les 4, 10, 17, 24 et 31 réservés pour les marchés.

– Et surtout pas de jour à deux chiffres trop compliqués pour se souvenir de sa mort.


Il ne lui restait plus que le 2, le 5, le 6 et le 9. Il hésita encore quelques jours puis considéra que le 2 n’allait pas, car il était tout seul.

Que le 5 lui rappelait de mauvais souvenirs d’école lors des exercices de calcul mental.

Que le 6 était rattaché aux œufs avec ses douzaines et ses demi-douzaines et que lui n’avait rien à voir avec la nourriture et son comptage particulier.


Quant au 9, même s’il pouvait lui inspirer quelques réserves, il n’en était pas moins unique, original et suffisamment important, car de toute évidence, le plus fort de tous les chiffres. Il choisit donc le 9 octobre, date sûre et solide, avec laquelle il considéra soudainement, pour n’y avoir jamais réfléchi auparavant, avoir beaucoup d’affinités et surtout d’infinies ressemblances.


Dès le lendemain, habillé au plus propre et au plus neuf, il partit en direction de Lapeyrugue, situé à quatre kilomètres par les sentiers qui circulent du bas de la vallée du Goul en direction du plateau de Montsalvy. Il abandonna donc momentanément son dialogue avec la rivière et les oiseaux qui depuis toujours occupait tout son temps et justifiait les objets sonnant et résonnant, suspendus dans les arbres afin de maintenir le dialogue lorsqu’il se reposait ou s’absentait.

Comme il se plaisait à le dire :

« J’ai la première radio du monde. »


Avant d’aller voir le curé, il décida de faire le plein de courage en allant avaler quelques verres de vin au bistrot qui fait face au presbytère pour rétablir les équilibres. Sylvaine était là comme d’habitude, souriante et disponible, servant toujours ce que l’on n’avait pas encore demandé.

A sa vue, durant le temps d’un quart d’éclair, il se souvint de sa passion et de sa déception lorsqu’elle se maria avec cet abruti de Germain qui lui enleva le seul amour de sa vie. Mais un quart d’éclair plus tard il avait déjà retrouvé ses pensées et son projet d’en finir avec la vie.

Elle s’approcha de la table à laquelle il s’était assis par réflexe, avec un verre et une chopinette, et lui dit, alors qu’elle ne lui adressait jamais la parole depuis ce temps de jeunesse :

– Fil d’air, je voulais te dire que Germain est parti cet été avec la bonne et que si tu veux, tu peux rester ce soir, je te ferai des lentilles aux saucisses… Je sais que c’est ton plat préféré.

Il n’avait pas mangé de saucisses aux lentilles depuis la mort de sa mère il y avait de cela neuf ans.

Le 9 octobre 2009, à 9 heures du soir, le Bouesquillou dit Fiao d’air, Fil d’air, mourut en 9 secondes d’une indigestion, d’une crise cardiaque, d’une pancréatite aiguë, d’une rupture d’anévrisme et d’une crise de foie.

Il fut enterré avec soin par Sylvaine aux côtés de Germain, qui le même soir avait perdu la vie dans un accident de voiture, alors qu’il regagnait, ruiné, le domicile conjugal.

André Ricros


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