Même si les circonstances ne le permettent pas cette année et que nous ne sommes pas en mesure de « prendre la fantaisie d’aller chanter le mai » en ce début du joli mois, il nous est malgré tout fort agréable d’évoquer les plaisirs des quêtes de mais, fort répandues dans nos régions jadis. Jadis ? pas tout-à-fait ! Car il est d’irréductibles petits endroits où les quêtes de mais se pratiquent ! Et parmi eux, la Montagne Bourbonnaise.
Cette magnifique petite région, avec ses bois, ses paysages très vallonnés, ses hameaux dispersés, ses sources, son ancienne tradition de fabrication de sabots, cache bien d’autres surprises, et parmi elles, un répertoire musical tout-à-fait surprenant, dont certaines pièces n’existent nulle part ailleurs !
Comme l’Artense, par exemple, la Montagne Bourbonnaise a une identité musicale très marquée dans la tradition orale. C’est le pays du quadrille, mais ce n’est pas lui qui nous intéresse aujourd’hui !
La Montagne Bourbonnaise est avant tout un pays de chansons ! Ce n’est pas ce qui viendrait d’emblée à l’esprit, mais c’est bien ce qui ressort des formidables enquêtes de Jean Dumas sur ce territoire.
Grâce à son savoir-faire, ce moissonneur de chansons, a fait émerger des mémoires locales plus d’une centaine de pièces ! Mais ce n’est pas là le plus important : il les a enregistrées, ces pièces, et l’on découvre à l’écoute d’incroyables voix et d’étonnants interprètes.
Si l’on ajoute à cela les collectes de la Jimbr’tée et de Bernard Blanc dans les années 1970, les enregistrements effectués par des locaux comme Mr Laurent dans les années 1960 qui font entendre des chansons mais plus spécifiquement un répertoire instrumental, la richesse de la culture musicale de ce territoire saute au yeux !
Cela est loin d’être terminé car des passionnés continuent à chercher, fouiller et faire le pont entre les enquêtes. C’est le cas de Marie-Thérèse Bach, réveilleuse actuelle des mémoires des anciens, excellente chanteuse, habitante et connaisseuse du coin.
Il faut dire qu’avant 2019, nous ne connaissions que peu de documents sonores concernant la Montagne Bourbonnaise. Puis tout s’est accéléré, notamment par la « découverte » du fonds communiqué par Mme Laurent et par les enregistrements de Bernard Blanc.
Aujourd’hui, à cause de ces dépôts récents, nous avons le sentiment qu’il reste beaucoup de choses à découvrir. Alors par quoi commencer ?
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Je me suis retrouvé un peu par hasard, alors que j’étais en vacances du côté de La Loge des Gardes, à participer à une quête de mai à Laprugne il y a quelques années. Parmi le répertoire de chansons de variété, les habitants chantaient à tue-tête LE tube de la fête de mai : une chanson de tradition orale qui me faisait penser à « La Flamande » ou à « Aux marches du palais » et que je ne connaissais pas. On m’a affirmé qu’elle était du coin, et que tout le monde la connaissait.
Alors la voici :
Cette version est interprétée par Hélène Bargoin et sa fille, Maria Perrin, enregistrées à La Guillermie par Jean Dumas le 18 février 1961.
En voici les paroles :
J’ai pris la fantaisie (bis)
D’aller chanter le mai tout le long d’un gué joli mois de mai
D’aller chanter le mai à la port’ de ma mie
À la port’ de ma mie (bis)
Galant n’y chantez pas tout le long…
Galant n’y chantez pas hélas je vous en prie
Hélas je vous en prie (bis)
Mon papa qui’ est là-haut tout le long…
Mon papa qui’ est là-haut dans sa chambre jolie
Dans sa chambre jolie (bis)
Qui compte mais ses louis tout le long…
Qui compte mais ses louis pour marier sa fille
Pour marier sa fille (bis)
Combien lui donna-t-on tout le long…
Combien lui donna-t-on à Marguerit’ ma mie
À Marguerit’ ma mie (bis)
On lui donn’ cinq cents louis tout le long…
On lui donn’ cinq cents louis et la chambre jolie
Et la chambre jolie (bis)
Encore un marmiton tout le long…
Encore un marmiton pour faire la cuisine
Pour faire la cuisine (bis)
Encore un bujadet* tout le long…
Encore un bujadet* pour faire la lessive
Pour faire la lessive (bis)
Encore un beau lit blanc tout le long…
Encore un beau lit blanc pour coucher tous ensemble
Pour coucher tous ensemble (bis)
Aux quatre coins du lit tout le long…
Aux quatre coins du lit quatre pommes d’orange
Quatre pommes d’orange (bis)
Et au milieu du lit tout le long…
Et au milieu du lit le rossignol y chante
Le rossignol y chante (bis)
Chante rossignolet tout le long…
Chante rossignolet t’auras ta récompense
Cet air, à partir du moment où il est entré dans la tête, a du mal à la quitter. Les paroles et la musique varient peu, parfois avec plus ou moins de couplets, nous le verrons.
Les quêtes de mai concernent à peu près tout l’est de l’Auvergne administrative, à savoir une partie du Bourbonnais, le Forez, le Livradois, le Velay. Le répertoire est à peu près partout le même. Il s’agit souvent de chansons galantes et d’occasion de déclaration d’amour. Sauf dans la Montagne Bourbonnaise, où les habituels « que toutes les fleurs sont dans leurs valeurs, etc… » n’ont pas été entendus. Cette chanson » J’ai pris la fantaisie » ne se retrouve nulle part ailleurs dans les collectes sonores et semble ne concerner que ce territoire.
D’un point de vue du propos, la galanterie est toute relative ! on parle d’un père prosaïque qui s’occupe plus de la dot que de sa fille, cette dernière semblant soumise aux habitudes d’une société paternaliste, à savoir qu’elle semble dans la chanson considérée comme un bien appartenant à son père, le mariage permettant le passage à l’appartenance du mari.
Ces moeurs d’un autre temps, lorsqu’elles sont présentées dans les chansons traditionnelles sont souvent remises en cause dans le cadre d’une révolte féminine, pour ne pas dire féministe parfois. Rien de tout ça ici. Quoique : Marguerite suggère à son galant de ne pas chanter le mai (ce qui est drôle pour une chanson de mai!) afin de ne pas se faire remarquer : l’amour doit rester secret.
Il semblerait que les circonstances de cette chanson, à savoir la fête, la quête, le rassemblement comptent plus que le propos des paroles qui ne révoltent personne (je ne me suis moi-même posé aucune question en la chantant à tue-tête dans le groupe). Les chanteuses et chanteurs de la Montagne Bourbonnaise sont fiers d’avoir leur chanson. Celle-ci est elle vraiment spécifique à ce territoire ?
Après une petite vérification non exhaustive, il convient de relativiser un peu.
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Les documents écrits de la fin du XIXe siècle et du début du XXe siècle font apparaître cette chanson sur de nombreux territoires. Patrice Coirault en avait fait une chanson type sous la cote suivante : 507 Le mai à la porte de la mie.
Cette chanson, en tout cas d’un point de vue textuel, se retrouve dans l’ouest de la France en Saintonge et Aunis, et est signalé par Jérôme Bugeaud dans Chants et chansons populaires de l’Ouest, Niort, L. Clouzot, 1895.
On la trouve également en Suisse romande dans le recueil Chants et coraules de la Gruyère, 2e éd. Fribourg, La Gruyère illustrée, 1895.
Madame Abraham l’a recueillie à Ris, dans le Puy-de-Dôme et la cite dans En basse Auvergne à travers chants, Clermont-Ferrand, L’Auvergne Littéraire, n°137, 1952.
Conrad Laforte, l’équivalent québécois de notre Patrice Coirault l’a cataloguée outre atlantique sous le titre type : I, G-17, La dot de mai.
On peut alors se demander pourquoi cette chanson a survécu dans la Montagne Bourbonnaise et a disparu partout ailleurs en Auvergne. Il faudrait vérifier en Suisse et dans l’Ouest notamment, nous sommes bien sûrs curieux de le découvrir !
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Une curiosité se présente à nous : le texte de Madame Abraham est mot pour mot le même que celui qui est chanté dans l’extrait sonore ci-dessus… La tradition orale nous habitue à des variantes, même légères. Ici, il n’y en a pas. La partition notée par le docteur Balme pour Mme Abraham fait apparaître par contre une mélodie différente sur la première phrase du couplet, celle qui est répétée.
La notation de Madame Abraham ne précise aucunement comment sont organisées les répétitions dans le couplet, et cela a pourtant son importance. On peut se demander pourquoi Mme Abraham a fait l’impasse sur ce point.
À l’écoute, la structure de la chanson paraît simplissime. Mais, vous le savez, ce n’est qu’une apparence, et à y regarder de plus près, comme l’a fait Jean Dumas, on se retrouve face à un problème de notation difficile à résoudre.
Voici la notation effectuée par Jean Dumas sur sa fiche n°1024 et qui correspond à l’extrait sonore :
L’oreille de Jean Dumas est tout-à-fait intéressante : il entend les vers répétés non pas au début du couplet, mais à la fin du précédent. Le premier couplet commence donc sur la répétition de « J’ai pris la fantaisie » qui sert d’exposition, comme la fin d’un couplet zéro, si l’on veut.
Ainsi, chaque couplet démarre sur une nouvelle information, sur un nouveau vers. Le dernier vers du couplet est alors repris 3 fois : une fois dans le flot du couplet et deux fois dans cette petite formule répétée.
Ce point de vue est assez logique, d’autant plus que les chanteuses terminent effectivement la chanson sur la répétition. On reste un peu sur sa faim, car la mélodie ne conclue pas, la dernière note étant le second degré de la gamme (ici un mi, alors qu’on est en ré). Selon Jean Dumas, la mélodie fonctionne donc en boucle et ne conclue jamais.
Il s’agit d’une spécificité de la tradition orale, que l’on retrouve le plus souvent sur des couplets à danser.
D’ailleurs, on retrouve ici une forme d’écriture qui constitue souvent une des façons d’accompagner des rondes. Le rond d’Argenton notamment peut faire intervenir de telles répétitions. Suivant le pied d’appui, il est tout-à-fait possible de considérer cette répétition comme un début autant qu’une fin.
Pour faire un pendant à Jean Dumas, nous vous proposons notre propre partition, faisant intervenir cette répétition au début :
Ce choix peut se justifier par le fait que le point d’orgue de la dernière mesure permet d’allonger la dernière note (ici un ré), donnant alors une impression de conclusion. Mais la répétition se termine aussi sur un point d’orgue, moins marqué, il est vrai.
Dans l’absolu, il n’y a aucune raison de choisir une notation plutôt que l’autre, les deux représentant dans tous les cas la réalité de ce qui est chanté !
D’un point de vue rythmique, Jean Dumas a noté à raison cette chanson à 2 temps, nous proposons quant à nous une mesure à quatre temps, et nous n’avons pas tort non plus !
Jean Dumas a saisi une régularité du silence qui suit la fin de la répétition juste avant le début du couplet, il a noté cela en noire liée, provoquant alors une levée au début de son couplet. Effectivement, l’appui sur le seconde syllabe (« sur le « -ler » de « d’aller (chanter le mai) ») s’entend.
Nous proposons plutôt un point d’orgue court à cet endroit, et un début sur la phrase suivante sans levée, car l’appui sur la première syllabe (sur le « d’al- » de « d’aller (chanter le mai) ») s’entend aussi !
Ainsi, le même phénomène musical peut se noter de plusieurs façon, avec levée ou pas !!
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On le voit bien dans cet exemple, que la volonté de traduire par écrit une chanson qui reste aussi facilement dans la tête et qui paraît si simple se heurte à des difficultés structurelles liées à des choix impossibles à faire…
La notation de Jean Dumas a selon nous l’intelligence de relever ainsi un problème qui ne concernera peut-être que les passionnés, mais qui est un vrai défi musicologique : où commence le couplet ?
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Il faut croire que les habitants de la Montagne Bourbonnaise ne se sont pas spécialement posé cette question, et que la pratique vivace de cette chanson a traversé des âges qui l’ont vue s’éteindre ailleurs.
Voici pour preuve et pour conclure notre article la version que nous avons enregistrée auprès d’Anaïs Chervin le 28 octobre 2014 à Lallias, près de La Chabanne, avec Marie-Thérèse Bach, Emmanuel Monnet, Frédéric Paris et Yannick Guyader. Anaïs ne termine pas la chanson, ayant oublié la fin, mais s’arrête naturellement sur la phrase qui précède la répétition :
Ces petites subtilités montrent la complexité et la richesse de ce qui est simple ou évident. Cette entrée dans le répertoire de la Montagne Bourbonnaise est l’arbre qui cache la forêt. Nous aurons l’occasion d’en reparler.
Nous vous proposons donc, en laissant ainsi en suspens nos considérations musicologiques, de prendre à votre façon la fantaisie, de chanter le mai comme vous l’entendez, avec la légèreté dont nous avons besoin !
Eric Desgrugillers
* Le bujadet est un mot occitan désignant le récipient dans lequel on fait la bujada, c’est-à-dire la lessive. Les parlers de la Montagne Bourbonnaise peuvent être considérés comme faisant partie des parlers « averno-bourbonnais » qui sont inclus avec les parlers Marchois dans la zone linguistique frontalière du « Croissant » (ils en constitueraient les variantes extrêmes orientales). Ils présentent donc parmi leurs traits caractéristiques certaines influences de l’occitan, du francoprovençal (arpitan) et de la langue d’oil. L’adoption d’un mot occitan n’est alors pas étonnant du tout.
Rajoutons pour information qu’il n’y a pas de consensus scientifique parmi les linguistes pour déterminer si les parlers du Croissant sont des variantes des langues que nous avons citées ou s’ils constituent une langue à part entière, communément appelée le « Marchois ». Les locuteurs utilisent tout simplement le mot « patois » pour désigner leur parler, comme partout ailleurs.
Pour plus d’information, voir ces liens :
fr.wikipedia.org/wiki/Bourbonnais_(dialectes)
https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-00341745
https://parlersducroissant.huma-num.fr/publications.html
http://lemarchois.free.fr/domaine_marchois_078.htm