Joueur d’accordéon diatonique et chromatique de Chalencon en Haute-Loire, Albert Pralong a été enregistré en août 1973 par Jean-François Dutertre, Jean-Loup Baly et Emmanuel Lazinier, en cachette de sa femme qui n’appréciait guère que son mari joue de l’accordéon.
Dans son répertoire fait d’airs de danse de bal, une part belle est faite aux scottishes, dont l’interprétation a attiré notre attention. En fait, son véritable instrument est l’accordéon chromatique sur lequel il développe un jeu souple et rythmique à la fois, mais il avait débuté sur un diatonique. Les collecteurs lui en ont prêté un pour l’enquête, et on reconnaît le fameux son du Honher noir et or… N’ayant pas joué de diatonique depuis fort longtemps, à savoir une trentaine d’années, on entendra quelques hésitations qui ne semblent pourtant pas gêner trop la musique.
Voici pour commencer, au diatonique, « Ma maire avià mai ‘na dent » (ma mère n’avait qu’une dent).
Ces paroles sont plutôt répandues dans le répertoire de bourrées. Mais comme souvent, la construction des airs traditionnels permet sans difficulté de passer d’un rythme à l’autre avec les mêmes paroles. La première chose qui frappe à l’écoute, c’est l’efficacité de cette mélodie simple pour la danse. Armé d’un crayon et d’un papier à musique, noter cet air était l’affaire de quelques minutes… Non! quelques heures!! car ce n’est pas la mélodie elle-même qui fait danser, c’est la façon de jouer. La partition laborieuse nous éclaire sur ce point :
Oui, la mélodie prime, et constitue la chair et l’ossature du morceau : on voit que l’accompagnement présente de nombreux silences et intervient à certains moments, soit dans les « trous » de la mélodie, soit en début de mesure, soit sur les contretemps. Mais contrairement à de nombreux joueurs d’accordéon, l’accompagnement aux basses ne présente pas une cellule qui se répète. Ici, c’est différent à chaque mesure, comme si l’accompagnement était improvisé sur une mélodie plus stable.
L’inventivité rythmique de ce musicien, aussi intuitive soit-elle, joue un rôle important dans la cadence du morceau. Mais cette dernière est servie par d’autres éléments, par des petits détails qui ne sont pas du tout anodins. L’articulation est très bien organisée : elle suit à la fois le mouvement mélodique et la pensée musicale. Les notes piquées, à la mélodie et à l’accompagnement, se relayent et ne sont pas simultanées. Les accents sont réalisés de deux façons : par des notes longues sur les premiers temps (ex mesures 1 ou 34) et par des accords (plusieurs notes jouées simultanément) dans la mélodie, en particulier sur les fin de phrases et sur toute la deuxième partie.
Nous avons noté la mélodie en binaire, mais par souci de relance, les doubles croches ont tendance à tirer vers le ternaire, sans que ce soit franc. Cette ambiguïté, très courante dans la musique à danser, tout à fait voulue et assumée, ajoute du nerf et du rebond.
Il faut ajouter à cela le « kick » exécuté aux pieds, avec un temps fort très marqué et un temps faible beaucoup plus léger, chacun correspondant à une croche. La régularité et la précision de ce battement rythmique, soutenant la mélodie de façon considérable, constitue un moteur efficace, on l’entend bien lorsqu’ Albert Pralong chante. D’où, peut-être, la sobriété des basses de l’accordéon.
Tout cela est-il propre à ce morceau, ou constitue une façon de faire générale de ce musicien? Ecoutons donc une autre scottish pour se faire une idée :
L’arrivée des basses à la troisième tourne perturbe la mélodie et le musicien perd un peu le fil avant de repartir avec les basses en contretemps. Nous avons fait une partition simplifiée et condensée sur une seule tourne, montrant l’utilisation des basses sur chacune des parties :
Le pied n’est plus présent, mais on sent que la mélodie porte autant que dans la première scottish. L’intervention d’une seule note en basse, qui est à peine un bourdon compte tenu de sa rareté, est effectuée sur le « contretemps du contretemps », ce qui induit un découpage rythmique interne très serré (à la double croche). Sur la deuxième partie, le contretemps est simple, mais effectué sur un accord inattendu. Bourdon rythmique et polytonalité, voilà des ingrédients efficaces et courants pour traduire la musique modale sur un instrument tempéré comme l’accordéon diatonique. Un autre élément apparaît à la mélodie : la quinte aigue, tenue ou jouée simultanément à certaine notes, accentuant l’aspect bourdonnant et modal.
Bon! on ne peut pas s’arrêter là, que disent les autres scottishes? confirment-elles ces tendances?
Voilà une marche de noces, au vu du titre : La menarem la nòvia (nous la menerons, la mariée), jouée sur un rythme de scottish :
Cette fois-ci, c’est l’accordéon chromatique qui est utilisé. On sent que le musicien est beaucoup plus à l’aise avec cet instrument. À l’écoute, nous retrouvons un accompagnement aux basses qui paraît plus commun et habituel. Voyons cela d’un peu plus près :
Les basses jouent ici le rôle du pied : alternances de deux croches la première en temps fort et la seconde en temps faible. Mais le musicien y introduit des suspensions en remplaçant de temps en temps à la transition de deux phrases musicales la temps forts par un temps faible, ce qui donne trois temps faibles de suite. Ce genre de surprise évite de figer l’accompagnement dans un système mécanique et introduit de la vie dans le moteur rythmique.
L’aspect rythmique, justement, est ici traité d’une façon particulière à la mélodie, par l’intermédiaire des liaisons (mesures 2, 6 ou 8 par ex.) : la note n’est pas répétée, elle est liée, et le temps fort est éludé à la mélodie, n’étant exécuté qu’aux basses. Sauf qu’Albert Pralong feinte, et présente par moments une double ellision : à la mélodie par la note liée, et aux basses par les trois temps faibles de suite (voir mesures 19 et 23). S’ajoute à cela l’articulation dont on a déjà parlé.
Il semble que ce musicien traduise la musique qu’il a dans la tête par des procédés différents suivant le morceau, mais qui jouent le même rôle. Le moteur rythmique est toujours là, la mélodie mène toujours, on retrouve les accords de fin phrase, les piqués et les accents. C’est la répartition qui change!
Nous pouvons terminer avec la quatrième scottish de l’enquête : « La Marie Coco ».
Cet air est joué dans l’ordre de l’enquête juste après la marche de noces dont nous venons de parler. La parenté mélodique est évidente sur la première partie, la seconde partie présente un motif proche de « La scottish à Pécoil ».
À la lumière des trois autres morceaux et des quelques explications qui vous sont proposées, on comprend très bien ce qui se passe ici : on retrouve cet accompagnement en contre temps avec alternance temps fort-temps faible, mais aussi ces basses comblant les « trous » mélodiques. Les basses profondes interviennent ici sur les appuis de la mélodie, donnant une impression syncopée, fort bien venue sur une scottish. La mélodie elle-même présente une syncope (mesure 13) qui rappelle les liaisons éludant les temps forts.
Une question peut-être posée : le musicien fait-il « exprès » de jouer tout ça? A-t-il conscience de tous ces détails musicaux ? J’ai une réponse à proposer : conscience formulée, non, je ne pense pas, mais je crois qu’il s’arrange pour traduire le mieux possible sur son instrument la musique préexistante qu’il a déjà dans la tête et qui le traverse, et qu’il choisit d’exprimer en structurant à sa façon les éléments de son discours musical.
Méfiez-vous des mélodies simples, elles sont propices à contenir beaucoup de musique….
Eric Desgrugillers
Pour écouter Albert Pralong, vous pouvez consulter :
- La Base Inter-régionale du Patrimoine Oral, en cliquant : ici
- Le fonds de Didier Perre, déposé aux Archives Départementales de la Haute-Loire, en cliquant : là
Merci à Olivier Durif, qui, ayant rencontré également Albert Pralong, nous a communiqué des éléments intéressants complétant les notes précises et précieuses de Jean-François Dutertre.
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