Le Portrait

Il s’agit du titre d’une chanson type, identifiée par le chercheur Patrice Coirault sous la cote suivante : 3008 Le portrait.

Cette chanson est assez répandue dans les collectes concernant l’Auvergne et le Velay, on la trouve souvent sous un autre titre correspondant à l’incipit : « Grands dieux que je suis à mon aise d’avoir ma mie auprès de moi », etc… Cette chanson raconte le départ de l’amant-soldat qui part à l’armée ou à la guerre et promet de revenir pour épouser sa belle. Celle-ci lui rétorque qu’il l’oubliera dans les bras des Italiennes (ou d’autres selon les versions), il dément en affirmant qu’il se fera faire un portrait d’elle qu’il gardera sur lui en l’embrassant cent fois par jour.

extrait en noir et blanc du tableau La Musette, de Charles Amable Lenoir

Les fonds sonores de l’AMTA font état de 7 versions enregistrées, avec des micro-variations sur l’incipit (et le reste de la chanson) : « Ah que je suis à mon aise » ou alors « Grands dieux que j’en suis à mon aise » ou encore « Hélas que je suis à mon aise ».

Une seule version présente un incipit différent : « Rossignolet de la bruyère, rossignolet des amoureux » et se distingue des autres versions par ses premiers couplets qui semblent empruntés à une autre chanson : 2606 Réveillez-vous belle endormie II (Rossignolet de la marine), selon le catalogage de Coirault, et qui est conservée à l’AMTA sous la cote AR_a007_03. Il est courant qu’une chanson emprunte à d’autres ou que des épisodes identiques se retrouvent dans des histoires différentes : c’est l’extrême plasticité de la chanson de tradition orale.

Mais ce sont d’autres raisons, bien moins apparentes, qui ont attiré notre attention sur cette version. On peut entendre aujourd’hui cette chanson de temps en temps sur scène ou non. La version qui s’est répandue n’est pas issue du collectage, mais semble partie de l’interprétation qu’en a fait le groupe L’Armoire Bleue en 2013, dans lequel je chantais et jouais à l’époque. Voici ce que nous avons proposé :

Il se trouve que la version collectée présente de nettes différences, et que nous en étions conscients, en tout cas en partie. En réécoutant le collectage, je me demande aujourd’hui comment j’ai pu passer à côté de tel ou tel ornement ou de cette note si étrange… Elle est chantée par Mr Chambon, de Vic-sur-Cère dans le Cantal, originaire de la Lozère, enregistrée par André Ricros en 1978.

Dès la première écoute, on est frappé par le style de ce chanteur, et par la beauté de la mélodie. Cette dernière reste assez facilement dans la tête, malgré sa complexité.

On peut noter d’ores et déjà ce qui sépare la réinterprétation du collectage :

Le phrasé, la longueur des syllabes et les notes tenues ne sont pas les mêmes. Nous avions des instruments (violon et shruti box) pour soutenir la résonance les voix et faire le bourdon. Mr Chambon, lui, avait le silence pour résonateur. La gamme choisie est différente : nous avions lissé la mélodie sur un mode mineur, alors que Mr Chambon est beaucoup plus ambigu que cela. J’avais de mon côté modifié les paroles, car j’étais gêné de citer Napoléon d’une part, et parce que d’autre part je souhaitais me focaliser sur le point de vue de la jeune fille et de sa tristesse, passant complètement à côté de l’histoire du portrait… Voici les deux textes en comparaison :

version de l’Armoire Bleue (modifications d’E. Desgrugillers en gras et italique)

 

Version de Mr Chambon

Il nous faut alors jeter un œil un peu plus précis sur cette mélodie par l’intermédiaire de la partition pour se rendre compte de son extrême complexité (la partition a été ramenée en sol pour plus de simplicité, le ton étant si bémol dans l’enregistrement).

Pourquoi tous ces changements de mesure dans la partition ? Il s’agit d’une chanson dite « libre » qui ne s’inscrit pas dans une battue, à laquelle on ne peut pas imposer un tempo régulier et mathématique. Le débit est relativement celui de la parole, sauf sur les notes tenues, bien évidemment. Chaque phrase musicale est une entité, composée chacune de motifs bien identifiables, séparés par les notes tenues. C’est pour tenter d’isoler ces motifs, qui me paraissent être des repères structurels pertinents, que j’ai dû adapter la mesure. Si on écoute bien, on entend deux appuis par mesure : un appui court (  ) et un appui long (  ) :

A – Ros/signolet de / la brure Ros//signolet des /amoureux /

B – Oh va t-en dire à / ma maîtresse que // je serai son / serviteur /

B’- Oh va t-en dire à / ma maîtresse que // je serai son / serviteur

 

On note une différence entre la structure mélodique et la structure du texte : la phrase B est répétée dans les paroles, alors qu’il s’agit dans la mélodie d’une troisième phrase différente. La structure des paroles peut être notée : ABB, alors que la mélodie présente ABB’. Ce schéma est très classique dans la chanson traditionnelle. Ces trois phrases s’articulent de la façon suivante : A expose la mélodie et le texte, B développe, B’ conclue. A est mélodiquement suspensif, B aussi, B’ est conclusif.

On voit également que A et BB’ sont rythmiquement différents : A présente des levées en début de phrase. B et B’ n’ont plus de levée et commencent sur des mesures plus longues que A. Malgré cela les appuis sont toujours disposés de la même façon, et l’alternance des mesures est régulière (à l’exception des deuxième et cinquième couplets qui présentent respectivement un A et un B’ plus courts. Pourtant l’arternance appui faible-court et appui fort-long ne varie pas : on peut considérer que cette alternance constitue une boucle répétitive et régulière, que nous avons prise pour unité de mesure.

Chaque phrase (A, B et B’) est composée de deux motifs, eux-mêmes composés de deux mesures. La durée effective des appuis est variable, la note tenue étant plus ou moins longue (voir par exemple mesures 1 et 5), le découpage de l’appui faible variant entre deux et trois notes (voir encore par exemple mesures 1 et 5). Cela explique les variations de mesure. Dans tous les cas, l’alternance court-long est régulière et constitue d’après nous le véritable moteur rythmique de la chanson. Nous avons respecté cela dans la réinterprétation de l’Armoire Bleue, mais c’était parfaitement inconscient !

 

La modalité est spécifique. Avec l’Armoire Bleue, nous sommes partis sur une gamme mineure, avec une septième mineure ou une sensible, régulièrement réparties ; avec également une sixte haute. Nous avions donc choisi un mode de Ré, puis un mode mineur mélodique, faisant intervenir une sensible dans la phrase B.

Il faut reconnaître que Mr Chambon n’est pas du tout sur ces gammes, et que notre interprétation a été faite par défaut. Il n’est pas possible en effet de ramener de façon systématique ces chansons traditionnelles sur des modes occidentaux connus et / ou anciens. La modalité spécifique de la chanson traditionnelle en massif central échappe au modèle occidental savant, cette version en est un bon exemple.

En effet la tierce est basse, mais elle n’est pas mineure pour autant, de temps en temps majeure. Il serait plus précis, comme nous le proposons ici, de noter avec des quarts de ton (les bémols avec des flèches : c’est une des manières de noter les quarts de ton, plus simple à comprendre pour les non-initiés, mais ce n’est pas la seule. Nous l’utilisons pour sa commodité). Cette tierce se situe donc entre si bémol et si. On la désigne parfois sous le terme de « neutre », pour la distinguer du majeur et du mineur. La tierce majeure intervient régulièrement, toujours au même endroit (dans A, mesure 4, et parfois mesure 2). Il ne s’agit donc pas d’un hasard.

La septième est basse, exactement de la même façon que la tierce, entre fa et fa dièse, « neutre » si on veut. La sixte est très basse (mesure 6, dans B).

Pour résumer, le rythme interne est basé sur une alternance d’appuis courts et longs. La gamme est composée de deux tierces, une « neutre », basse, et une majeure (plus haute) ; d’une septième « neutre » et d’une sixte basse. On peut affirmer le la tierce est mobile puisqu’elle présente deux qualités. Voici donc la gamme utilisée par Mr Chambon

Il n’est pas possible au vu de ces éléments de ramener cette gamme à un mode connu, d’abord parce que la septième et la tierce mobile ne correspondraient pas, ensuite parce qu’il faudrait plusieurs modes pour en décrire un seul. Un véritable travail de description de ce système musical propre reste à faire. Ces gammes spécifiques ont éveillé la curiosité de passionnés*, mais n’ont pas été clairement nommées par les musicologues. À part en Bretagne, peut-être en Corse, le domaine français des musiques vernaculaires est quelque peu délaissé par nos chercheurs en musicologie  et nous manquons aujourd’hui de vocabulaire commun propre et descriptif (la partie « ethno » se porte mieux, rassurez-vous !)…

Mais on est en droit d’espérer que les choses changent, avec les sources mises en ligne, avec l’intelligence et le goût des musiciens de ce milieu qui ont soif de se cultiver. Pour que les chercheurs tendent l’oreille vers nos musiques, et qu’on en parle dans le monde entier, amis musiciens, vous savez ce qu’il vous reste à faire !

 

Eric Desgrugillers

 

* Jean-Marc Delaunay décrypte et analyse depuis de nombreuses années sur le site de nos amis du CRMTL les gammes des airs joués par les violoneux du massif central. La lecture de ses articles est très instructive ! voir La rubrique de Jean-Marc Delaunay

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