Non, il ne s’agit pas d’un nouveau genre de bourrée (après la « deux temps » et la « trois temps ») que nous propose à l’accordéon et à l’harmonica Louis Crégut, enregistré à Champeix en juillet 1989 par Anne Garzuel et José Dubreuil, mais du répertoire classique puisé parmi les éternels tubes de la musique auvergnate. Deux morceaux, « La moralhada » et « Les garçons de la montagne » (« De que veniatz cherchar » en occitan), déjà mille fois entendus…
Mais comme disait un jazzman dont j’ai égaré le nom : « l’important n’est pas ce que l’on joue, c’est comment on le joue ». Voici donc nos deux bourrées à la façon de Louis Crégut :
Ne nous trompons pas : même si le musicien déclare avoir les doigt raides, ce qui ressemble au premier abord à des « accrochages » n’en est pas et est joué de façon bien consciente. En effet, la cadence assurée par les basses est très régulière, et trois éléments interagissent dans cette pâte musicale.
- L’alternance des notes piquées avec quelques notes tenues (noires et noires pointées sur la partition), donnant de l’air à la rythmique très serrée.
- Les dissonances des basses, ainsi que celles de la mélodie, effectuées à l’aide de deux notes conjointes jouées ensemble (sol et fa, si et la, par exemple) et qui interviennent pour accentuer, grossir le son ou la dynamique.
- La rythmique des basses marquant un temps régulier (et non trois), et offrant un découpage net correspondant au pas du danseur, effectuée sur deux notes seulement, la tonique (sol) et la septième mineure (fa), sans proposition d’harmonie mais à la façon d’un bourdon mobile.
D’ailleurs, l’aspect modal de la mélodie est également souligné par l’évitement soigné de la sensible (qui serait ici fa#). L’ornementation, rare mais précise dans la deuxième bourrée, montre ici que c’est l’aspect rythmique et dynamique qui domine. Cette façon de jouer, très moderne à notre sens, dénote un fait important et primordial concernant nos musiques traditionnelles : la pensée musicale préexiste à la pratique de la musique.
Plus simplement dit, le musicien joue ce qu’il a dans la tête et y adapte la façon d’utiliser son instrument. Cette remarque que nous avons déjà pu faire est difficile à montrer et relève souvent d’une écoute approfondie et comparée de plusieurs documents…. Sauf que là, la chance nous sourit, et il se trouve que monsieur Crégut, également joueur d’harmonica, joue le même morceau (dans la même tonalité!) à l’harmonica dans la même enquête. Ecoutons-le :
Nous remarquons d’emblée que la forme est la même à l’accordéon et à l’harmonica, « la moralhada » est reprise deux fois, avec des variations rythmiques, et « de que veniatz cherchar » ne double que sa deuxième partie, avec un fin en cadence (sol, ré sol). Un coup d’oeil à la partition permet d’aller plus loin dans le détail :
Ce que l’instrumentiste adapte sur son instrument, c’est la façon de jouer, mais il est tout de même soumis aux contraintes techniques : en effet, il évite la sensible (fa#) sans difficulté à l’accordéon en proposant un ornement (mi sol mi), mais il est beaucoup plus délicat de l’omettre sur l’harmonica, surtout en jouant plusieurs notes à la fois (à moins de trafiquer les anches, ce qui n’est pas le cas ici) et d’autant plus que c’est le « mi » qui est absent dans le registre grave de l’instrument. On entend donc le fa# à la place du mi.
A part cela, il est bien évident que la rythmique et la cadence sont pensées de la même façon : il n’est pas possible de jouer sur les dissonances à l’harmonica comme le proposaient les basses de l’accordéon, mais la technique de jeu utilisée remplit le même effet (la langue détache les basses sur le coin de l’instrument et le reste de la bouche assure la mélodie avec plusieurs notes simultanées). Le passage d’un accord à l’autre de façon très détachée et rapide joue le rôle d’un bourdon rythmique mobile. Les ornements sont absents à l’harmonica, mais les basses sont plus détachées et séparées de la mélodie qu’à l’accordéon où elles suivent plutôt le phrasé général.
Dans les deux cas, les basses sont égales dans leur durée et leurs appuis et sont jouées de la même manière, à la bouche ou aux doigts. Ces bourrées sont donc pensées et jouées à un temps, et non à trois… On pourrait traduire cela par : 1,1,1,1,1 etc… au lieu de 1,2,3; 1,2,3; etc… C’est la mélodie qui sert de repère, il n’y a plus à compter, juste à suivre le phrasé de l’air en question, quitte à rajouter quelques mesures de transition, des dissonances et de la modalité.
Bref, entendus mille fois peut-être, mais comme cela, non, et c’est bien dommage! J’invite donc tous les musiciens qui croiseront cet article d’essayer les dissonances et la rythmique à un temps, histoire de voir où ça les mène! à vos binious!
E. Desgrugillers