Je me souviens de cette soirée comme si c’était hier. Nous étions, mon grand-père et moi, tous les deux auprès du feu à contempler dans un silence que seul le murmure de la combustion rompait, la danse des flammes composant une harmonie de teintes chaleureuses, tantôt bleues, oranges et rouges dans l’âtre protecteur.
Plus que tout, j’aimais et je chérissais ces instants tout à la fois figés et éphémères dans l’intimité du Cantou. Mon pépé, c’est ainsi que je le nommais, après avoir débarrassé la table du dîner me disait toujours : « Allons mon petit, va donc profiter du chaud ». Alors, sage et sans un mot, je m’asseyais sur une des pierres bordant le foyer dans le renfoncement douillet de la cheminée et me laissais apaiser par la chaleur.
Ainsi installé, mon pépé me rejoignait toujours, s’asseyait en face de moi et, silencieusement, laissait son regard aller au gré du jeu des flammes. Je le contemplais et l’heure précédant le coucher s’écoulait ainsi. Je regardais cet homme que je trouvais à la fois mystérieux, mystère accentué par son silence et les ombres mouvantes sur son visage, et réconfortant car malgré son grand âge la force qui se dégageait de cet homme, ayant passé sa vie à travailler la terre, ne l’avait pas quitté.
Ce soir là donc, comme à l’accoutumée, nous goûtions au plaisir partagé de cet instant de calme et de paix et, alors que je sentais le poids de la journée progressivement m’emporter vers la douceur d’un sommeil mérité, mon grand père me dit :
– Ecoute-moi bien mon petit, écoute-moi bien car vois-tu, j’ai une histoire à te conter !
Étonné par ce silence interrompu ; Intrigué par ce qu’il allait dire, le sommeil s’envola et je levai les yeux. Après un court instant que l’impatience étirait, mon grand-père reprit :
– Tu sais mon petit, cette histoire je ne l’ai jamais racontée à personne de peur que l’on me dise complètement fou. Mais aujourd’hui je sens qu’il faut que je te la dise et tu dois me croire en tous points.
C’est ainsi que mon grand-père se lança dans la narration de l’aventure la plus extraordinaire qu’il me fut donnée à entendre et bien que je sois intimement convaincu de la véracité des faits, le fantastique de cette péripétie couplé à un formalisme littéraire ancestral me poussent tout naturellement à vous la retranscrire en débutant ainsi : Il était une fois…
… dans une cité deux fois millénaire, située dans une région entre volcans et plaines, trois jeunes amis, Lulu, Jacquot et Le Marlou. Nos trois compagnons, soudés par une amitié comme seule la force des menus plaisirs enfantins peut lier, étaient tous trois fils des derniers Tanneurs de la ville.
– Le jour, j’allais à l’école et le soir, comme tous les enfants, j’aidais mes parents dans leur travail. Le plus souvent je tannais le cuir avec mon père et parfois il m’arrivait aussi d’aider ma mère au ménage des maisons bourgeoises qui bordaient la rue du Commerce. Ensuite, quand j’avais fini mon travail du soir, je rejoignais mes deux copains Lulu et Jacquot avec qui je jouais dans la ville. Ho ! Bien sûr, comme tous les gamins, nous faisions bien quelques bêtises mais jamais rien de bien méchant ; On frappait à la porte des gens et on s’enfuyait en courant ou alors on échangeait les pots de fleurs sur les balcons… enfin… ça nous faisait bien rire !
C’est ainsi que les journées dans cette paisible ville s’écoulaient et seuls quelques événements ponctuels rompaient cette douceur de vie. Les fêtes, calquées sur les saisons ainsi que les visites de personnalités majeures, rythmaient inlassablement la vie des habitants.
– Un jour je m’en rappelle bien, c’était l’été, le 3 juillet 1910, ça devait être une grande journée à Riom puisque le président de la république, Armand Fallières, devait se rendre aux travaux de restauration de la mairie. Tu penses bien que quand Lulu, Jacquot et moi nous avons appris que le Président venait à Riom, nous n’avions qu’une envie, c’était de voir à quoi il pouvait bien ressembler ce bougre là !
Or, nos trois comparses, ne verraient jamais le président. Le destin avait scellé pour eux une toute autre suite.
Alors qu’ils étaient en chemin pour se rendre à l’Hôtel de Ville, au détour d’une sombre ruelle, un phénomène des plus étranges se produisit. Les sons de la ville soudain se figèrent, l’obscurité s’intensifia et apparut, comme par enchantement, noyé dans un nuage de fumée opaque, un homme, tout de noir vêtu, au regard noir et perçant.
En un grondement de tonnerre, sa voix s’éleva soudain dans les airs :
« LES ENFANTS ! N’AYEZ CRAINTE CAR NOUS NE SOMMES PAS VENU A VOUS POUR VOUS FAIRE DU MAL ! NOUS, MAITRE KRONOS, GRAND SORCIER DE L’AGENCE DE LA MAITRISE DU TEMPS ABSOLU, NOUS avons une mission de la plus haute importance à vous confier. NOUS, Kronos, avons le pouvoir de jouer avec le temps : NOUS pouvons l’arrêter à notre guise, l’accélérer, le ralentir mais aussi voyager d’un âge à un autre. Ce pouvoir bien sûr, NOUS ne l’utilisons que pour vous apporter le bien et vous préserver des terribles monstres les IBLIS qui ont, eux aussi cette faculté, mais qui, à contrario, l’utilisent pour faire le mal !
Mais vite ! NOUS sentons la présence d’un grand danger et nous devons partir sans plus traîner. Tout ce que NOUS pouvons vous dire pour l’instant c’est que NOUS allons vous transporter en 1510. Là, NOUS ne pourrons plus vous aider et ce sera à vous de découvrir le sens de votre quête et de trouver les portes des âges qui vous permettront de naviguer d’un temps à un autre. Un dernier conseil, rendez-vous à la demeure du Grand Chambellan Amable de Cériers. Cette maison, vous la reconnaîtrez facilement car c’est celle qui deviendra à partir de 1721 ce que vous appelez votre Hôtel de Ville.»
C’est ainsi qu’en un clin d’œil nos trois comparses se retrouvèrent projetés 400 ans en arrière. C’était impensable ! Cette rue d’ordinaire si familière, pour avoir été parcourue maintes et maintes fois au cours de leurs jeux se révéla soudain parfaitement étrangère. L’ensemble des maisons bâties en pierres noires, pourtant si caractéristiques de la ville, s’était brusquement volatilisé pour ne laisser place qu’à une succession d’habitations en bois et torchis.
– Tu le sais bien ce que c’est le torchis ? Non ? C’est un mélange de terre et d’herbes qu’on utilisait dans l’temps, pour faire les murs des maisons. C’est, en quelque sorte, l’ancêtre de notre ciment.
Face à la soudaineté du phénomène il fallu à nos trois amis un long moment pour retrouver tous leurs sens et enfin réaliser qu’ils n’étaient ni en train de rêver, ni en train de subir un mauvais tour joué par leurs esprits, mais qu’ils se trouvaient bel et bien à Riom en un temps qu’ils n’auraient jamais pensé connaître.
A l’étourdissement produit par ce brusque changement de décor succéda un profond sentiment de malaise.
– Vois-tu mon garçon, ce qui était vraiment très étrange, c’est qu’on sentait qu’un grand malheur s’était déroulé dans cette ville. Oh, ça n’avait pas dû se passer récemment, mais on se doutait bien que si certaines maisons étaient entièrement en ruines alors que d’autres venaient d’êtres construites, ça n’était pas bien normal !
Jacquot, Lulu et Le Marlou, se souvenant du dernier conseil prodigué par le Grand Sorcier décidèrent d’un commun accord de se rendre à l’emplacement de l’actuel Hôtel de Ville. La tâche, pensaient-ils, ne serait pas des plus aisées en ce lieu à présent si peu familier. Or, après avoir parcouru quelques mètres, ils aperçurent à une distance raisonnable, dominant par l’ampleur de ses proportions, une imposante maison toute en pierres noires de volcans, tranchant singulièrement avec les basses maisons en torchis et en bois. Les trois amis, reconnaissant l’hôtel de ville, hâtèrent leur marche et en atteignirent rapidement l’entrée.
« Et bien, dit Lulu, avec toutes ces petites maisons autour, la mairie parait bien plus grande qu’à notre époque ! »
Un homme s’avança dans la cour centrale du bâtiment :
« Bienvenue Messieurs, dit-il. Justement, je vous attendais ! Sachez tout d’abord que si ma demeure vous semble plus grande, il n’en est rien. Bien au contraire, il s’agit tout simplement d’un effet d’optique dû à sa dimension relative au bâtiments qui l’entourent. En effet, j’ai eu l’occasion de visiter votre « époque », et je puis vous assurer que mon domicile prendra aux cours des siècles une dimension plus importante.»
Nos trois amis, qui n’en étaient plus à leur première surprise de la journée, ne paraissaient nullement étonnés de cette nouvelle rencontre, semble t-il, attendue.
« Mais me voilà bien impoli, reprit l’homme, permettez-moi de vous inviter en ma demeure. »
Les trois amis, impressionnés, pénétrèrent dans le vaste logis. Une fois Jacquot, Lulu et mon grand-père confortablement installés dans le salon d’honneur, l’homme reprit.
« Très chers jeunes hommes, tout d’abord, je vous remercie de votre présence. Je ne pense pas me tromper en supposant que vous devez être quelque peu renversés par la succession d’événements que vous venez de vivre. Sachez, messieurs, que vous m’en voyez confus et m’excuse de tous désagréments causés. Tout d’abord, permettez-moi de me présenter : Amable de Cériers, grand chambellan du duc de Bourbon mais aussi officier secret de l’Agence de la Maîtrise du Temps Absolu ; Un emploi qui se trouve être à l’origine de ma devise : Cum Tempore1.
Je sais que Maître Kronos vous a déjà présenté notre institution, ainsi que nos ennemis les Iblis, mais laissez-moi à présent vous exposer la situation ;
Les terribles Iblis, sous les ordres de leur grand et cruel chef, Kraplo, ont pour diabolique dessein de réduire en esclavage l’ensemble de l’humanité. Heureusement, jusqu’à présent nous avons constamment réussi à contenir et à passer sous silence leurs actions malveillantes. Or, depuis peu, ils ont en leur possession un objet au pouvoir extrêmement puissant.
Il s’agit d’une boîte à outils ! Mais attention ! Pas n’importe quelle boîte à outils ! Cette boîte a pour effet de donner vie à toute sculpture en bronze dont le moule a été façonné avec les outils contenus. Celle-ci fut offerte par un puissant mage, à un sculpteur de talent, que vous connaissez peut-être et qui n’est autre que Auguste Rodin. Une fois animée, l’œuvre se met entièrement au service de son créateur.
Rodin, conscient de ce pouvoir, ne s’en servira qu’en de très rares occasions. Une 1ère fois, en 1880, à titre personnel, il créera « Le penseur » qui lui servira à donner des réponses à ses très nombreuses interrogations et une 2nde fois, à notre demande, en créant « La porte de l’enfer ».
Cette porte, au nom si évocateur, devait nous servir à y emprisonner l’ensemble des Iblis. Malheureusement, elle ne put être achevée à temps, puisque en novembre 1817 Auguste Rodin, décédera. C’est en se projetant peu après la mort du sculpteur que les Iblis réussiront à s’emparer de la boîte à outils. Quant à la « La porte de l’enfer », nous avons réussi à l’achever et à la préserver. Elle se trouve à présent en lieu sûr et secret; Ici même, dans le sous-sol de ma demeure et elle y restera pour les siècles à venir. Bien entendu, pour tromper les Iblis, plusieurs copies de cette porte ont été réalisées et dispersées dans différents musées à différentes époques. »
– Un jour, mon petit, s’interrompit mon grand-père, je t’emmènerai à la mairie de Riom pour que tu puisses y voir deux œuvres de Rodin : Un buste d’Etienne Clémentel, qui a été plusieurs fois ministre de la 3ème république, ainsi qu’un magnifique portrait de Camille Claudel, la muse de Rodin. Par contre je ne pourrai pas te montrer l’original de la Porte aux enfers, et tu vas très vite comprendre pourquoi…
Amable de Cériers apprit aux enfants que le terrible Kraplo et sa horde de terribles Iblis, avaient d’ores et déjà expérimentés les effets de la Boîte à outils. Après l’avoir dérobée, Kraplo, dont les talents de sculpteurs sont très largement à la hauteur de sa cruauté, avait confectionné une terrible massue. Celle-ci fût employée en 1490. Les Iblis ordonnèrent à cette massue de s’abattre le plus violemment possible sur les sommets non loin de Riom, faisant ainsi trembler la terre d’une puissance effroyablement destructrice. La conséquence en fut la destruction presque totale de l’ensemble des fragiles maisons en bois et torchis de la ville.
« Voilà près de 20 ans de temps réel que la massue s’est abattue, précisa Amable, et pourtant, comme vous avez pu le constater en arrivant ici, les dégâts étaient tels, qu’aujourd’hui encore, nombre de maisons sont en ruines. Quant à moi, pour me protéger de toutes autres tentatives du même ordre, j’ai fait bâtir mon hôtel en pierres de Volvic. »
« Mais ? Interrogea Jacquot, Comment voulez-vous que nous vous aidions, alors que nous ne sommes que trois enfants, et qu’apparemment, ces êtres peuvent nous écraser d’un seul coup de massue ? »
« Je comprends vos interrogations, répondit le Chambellan. Sachez que pour détruire les Iblis, nous ne vous avons pas choisis par hasard. En effet, dès votre naissance, nous nous sommes intéressés à vous, comme à beaucoup d’autres enfants de la ville et avons suivi vos moindres faits et gestes. Très vite nous avons acquis la certitude que vos cœurs étaient purs et vos caractères suffisamment vaillants pour pouvoir anéantir ces bêtes immondes.
Une dernière chose avant de vous laisser partir, sachez que la porte par laquelle vous êtes entrés dans cette pièce – pièce qui deviendra plus tard la salle des mariages – est positionnée sur un passage temporel. Ainsi il vous suffit de franchir la porte en prononçant CUM TEMPORE suivi d’une date, pour que vous soyez projetés directement au moment désiré. En outre, cela fonctionne même si vous vous trouvez à une époque où cette maison n’existe pas ou plus. Pour cela il vous suffit de vous positionner à l’emplacement précis de la porte pour voyager dans le temps. Voilà, je vous ai dit tout ce que je sais et il ne me reste plus qu’à vous souhaiter bon courage, car vous seuls pouvez nous sauver. »
Amable de Cériers se leva et, lentement, quitta la pièce.
(A suivre … Cliquez ici pour lire le deuxième épisode)
Texte : Julien SAGNE
Illustrations : Isabelle LADAM
1 Avec le temps
Tres bien