Nous vous proposons pour cette année 2015, non pas une mélodie à la fois, mais plusieurs que nous allons comparer, associer, déconstruire, afin de mieux saisir ensemble de quoi sont constituées les musiques traditionnelles du Massif central.
Nous commençons donc l’année sous le signe du départ : nous allons partir à la rencontre de ces musiques, destination inconnue, mais toujours à partir d’un point bien repéré. Puisque, comme on dit chez nous, « dans le cochon tout est bon », alors pas de demi-mesure, voici quelques tranches de saucissons.
Un « saucisson », dans le langage populaire du musicien est un morceau « standard », très connu, un peu comme pour le Jazz, partagé par tous, mais jamais joué de la même façon. Ce terme de « saucisson » revêt même pour certains musiciens une connotation péjorative et concerne un répertoire un peu passé, éculé et finalement un peu écarté dans notre pratique actuelle.
Il n’en est rien cependant pour les générations qui ont été collectées dans les années 1980 et 1990, et l’étude (approfondie) des standards de la musique traditionnelle (même s’ils ont fait leur temps) nous révèle un mode de fonctionnement musical tout-à-fait intéressant et original. En voici donc quelques-uns qui nous semblent porter le même message, exécutés sur le vif en 1990 à Saugues lors d’une veillée avec des musiciens locaux enregistrés par l’équipe de l’AMTA.
Ernest Roy est le premier à dégainer l’accordéon et se lance dans une mazurka :
Cette mélodie semble connue, dans le sens où on a l’impression de l’avoir déjà entendue quelque part. Le rythme de cette mazurka est tel qu’il épouse parfaitement le pas de la danse, ce qui est le cas d’autres morceaux de ce type : une mazurka différente mélodiquement peut présenter un rythme similaire. Celui que nous avons là est un véritable moteur rythmique. Le propre du standard est de proposer un moteur rythmique efficace à partir duquel on peut s’exprimer.
La façon dont est faite cette mélodie n’est pas anodine. Les motifs la constituant semblent déjà tout prêts à l’emploi, préexistants au morceau lui-même. Cela a l’avantage de faciliter la mémorisation (la transmission étant principalement orale) et d’offrir la possibilité de varier spontanément en piochant dans la réserve de motifs musicaux. Mais ce n’est pas tout. Ici, l’articulation des notes est primordiale et constitue l’expression particulière du musicien tout en servant la dynamique de la danse, passant des notes pointées aux notes longues, et de l’une à l’autre par des liaisons choisies. C’est le type même de la mazurka, le modèle et la base rythmique de la mazurka, d’où le titre du musicien lui-même : La Mazurka. On ne peut pas être plus clair. À ce propos, les basses ne sont pas jouées dans la même tonalité que la mélodie : c’est un peu étrange à nos oreilles, mais cette pratique est courante, les basses ayant un rôle de bourdon rythmique. D’ailleurs, la différence de tonalité fait ressortir la mélodie en la séparant des basses : c’est une forme sommaire et efficace de stéréo !
Le standard donc porte en lui deux choses : des éléments mélodico-rythmiques partagés par la communauté des musiciens et des danseurs, des éléments mélodiques et expressifs personnels et particuliers. Regardons d’un peu plus près de quoi peut-être faite cette particularité :
Cet enchaînement de deux bourrées très connues (« Que se veniatz cherchar » ou « Garçons de la montagne » et « La moralhada ») ne semble avoir rien d’original au premier abord, mais ce n’est qu’une apparence. À l’écoute, on s’aperçoit que les deux morceaux sont enchaînés comme s’il s’agissait d’un seul, ce qui montre la mobilité des thèmes mélodiques et leur capacité d’adaptation les uns aux autres.
Mais ce n’est pas tout : au fur et à mesure du jeu, le musicien présente des variations mélodiques et rythmiques, certes infimes, mais de plus en plus nombreuses, empruntant des éléments (notes, cellules rythmiques) les unes aux autres. Les motifs constituant les thèmes mélodiques sont interchangeables, ou variables d’un thème à l’autre. Ainsi, la variation mélodique répond à une logique d’enchevêtrements de motifs issus de différents thèmes, modelables à souhait. Un jeu de Lego musical. Le musicien connaît un certain nombre de bourrées ; les thèmes musicaux de ces bourrées sont constitués de phrases, elles-mêmes constituées de motifs, eux-mêmes constitués de notes. La substitution peut s’opérer à tous les niveaux : notes, motifs, phrases; ce qui fait que les possibilités de variations, tout en restant dans le cadre de la danse (ici, la bourrée) sont immenses.
Voici donc une autre bourrée, jouée le même jour par Pierre Charbonnel (plus de 80 ans), et constituée de motifs simples et connus que l’on retrouve dans d’autres bourrées plus standard.
De ce fait, ce genre de morceau peut très vite être appris d’oreille, quasi instantanément, pour un musicien nourri aux morceaux standards. On retrouve dans la constitution de cette mélodie des éléments difficilement isolables mais dont on est sûr qu’ils constituent le son du pays. Mais ce n’est pas tant cela qui nous intéresse.
Pas une seule phrase, ni un seul motif n’est identique dans l’interprétation du morceau. À chaque instant la musique est pleine de surprise. La deuxième partie semble assez différente dans la deuxième tourne. Pourtant, le musicien utilise les mêmes astuces, mais jamais de la même façon ! Les motifs rythmiques se répètent mais pas tout-à-fait avec les mêmes notes. Ces motifs s’impriment donc dans la mémoire, avec des possibilités de variations. De ce fait, la modification légère de ces motifs n’altère pas leur reconnaissance. On peut donc opérer des modifications rythmiques simples qui permettent d’intégrer de la surprise dans un élément reconnu. Cette surprise impacte fortement sur la dynamique et l’aspect vivant du morceau, en jouant un rôle de relance permanent. Dans le morceau qui nous concerne, il se dégage une dynamique spécifique, jouant sur la relance (motifs deux doubles croches – croche) et la syncope (mesures 2, 6 et 23). Ces éléments rythmiques spécifiques ne sont pas à notre avis directement constitutifs du socle mélodique mais appartiennent plutôt à l’interprétation et font partie de la palette technique et dynamique du musicien. Le « saucisson » se prête merveilleusement bien à ce jeu de déconstruction et reconstruction rythmique : par exemple, le motif mélodico-rythmique de la 4e mesure : mi-do en croche-noire, devient dans la phrase suivante : mi-ré-do en deux doubles croches – noire. Ces petits détails font souvent toute la différence. Continuons notre exploration.
Nous avons noté les deux premières tournes où le musicien, toujours Pierre Charbonnel, varie constamment, la mélodie de base restant cependant toujours la même. On voit que la mélodie se déroule au fur et à mesure que le musicien la cherche, ce qui peut au premier abord expliquer les quelques « accidents ». Mais la réalité est plus fine et plus complexe.
En notant la partition, on s’aperçoit que ces « accidents » sont très cohérents, voire très bien trouvés ! De plus, ils n’interviennent que sur des temps faibles et des transitions. En effet, les grands rendez-vous, c’est-à-dire les temps forts (à savoir les premiers temps de chaque mesure) ne changent pas, mais la façon d’y arriver est sujette à variation. Cela veut dire que dans la tête du musicien, le morceau est clair et précis. Par ailleurs, ces variations ne tiennent pas uniquement de la hauteur des notes, mais surtout des possibilités rythmiques : les deux croches peuvent devenir une croche pointée et une double croche, une croche et deux doubles croches, ou même quatre doubles croches.
Nous laissons donc au lecteur, à l’image du musicien lui-même, la liberté et le soin d’adapter cette polka, en se laissant aller à la spontanéité, comme le suggère l’extrait sonore précédent.
Si la mélodie peut varier de façon complexe, le rythme n’est jamais figé non plus. Et il ne faut pas, contrairement aux apparences, croire qu’un morceau spécifique n’existe que dans sa danse habituellement associée et qu’un changement de danse, et donc de rythme, est problématique. Loin de là. Les standards n’ont pas la peau dure et supportent beaucoup de fantaisie, lorsque les musiciens en ont suffisamment. À titre d’exemple, voici une version inattendue de la Varsovienne (connue également sous le titre : E plai Janèta) :
Ce standard est surtout connu en mazurka, mais il est joué dans cet extrait sonore sur un rythme de bourrée. Le musicien cherche la mélodie en même temps qu’il la joue, sans jamais sortir de la cadence, ni des éléments stylistiques (ornements, phrasé, son).
Le style est très orné, donnant à la mélodie un aspect coulé et une grande rondeur. Le phrasé est clairement celui de la bourrée, les fins de phrases présentent notamment une mesure de plus, avec un soupçon d’harmonisation. L’ornementation et la cadence choisies montrent la liberté du musicien dans les cadres établis et partagés de la musique traditionnelle. Cette souplesse d’adaptation en est un trait caractéristique important.
Encore un autre standard répandu partout dans le Massif central. On reconnaît sans nul doute ce morceau, même si son interprétation est fortement personnalisée. Le musicien se sert d’ornements, de petites notes et d’harmonisations sommaires pour donner du caractère à la mélodie. Sans ce traitement, la musique n’est plus vraiment intéressante.
L’intérêt du standard semble plutôt résider dans l’invention de ce qu’on va lui faire dire. Par contre, ces ornements-là ne sont pas là par hasard, et le musicien se sert de la technique et des limites de son instrument : il laisse de temps en temps (ce sont les notes liées) une touche enfoncée avec un doigt pendant que les autres doigts continuent la mélodie. L’effet rendu est particulièrement efficace et intéressant, parce que les possibilités en sont infinies. Par des moyens aussi simples, le musicien a la possibilité de donner au morceau qu’il interprète une touche très personnelle et toujours renouvelée.
C’est le cas de la valse qui suit.
Nous avons noté les variations proposées par ce joueur d’harmonica. Nous distinguons deux parties, mais elles ne sont pas jouées régulièrement alternées. On dirait que cela est laissé au bon vouloir du musicien, ce dernier variant spontanément son morceau. Cela est très intéressant du point de vue de la manière de penser la musique : un air n’est jamais figé, c’est une trame de fonds, un squelette sur lequel le musicien brode librement.
En effet, cette mélodie est accompagnée rythmiquement aux pieds et avec des coups de langues (ce qui donne parfois l’impression d’entendre un accordéon avec accompagnement plutôt qu’un harmonica). La cadence est alors très soignée, très cadrée, tandis que la mélodie, beaucoup plus libre et souple, semble se dérouler au fur et à mesure, sans préméditation, sur ce fil rythmique extrêmement solide. Au premier abord, on a du mal à identifier le morceau, on ne le reconnaît pas tout de suite. L’important n’est pas le respect total du morceau de base, mais la possibilité qu’il offre en l’adaptant à un instrument spécifique d’une part, et à une expression personnelle de l’autre. Tant pis si on ne reconnaît pas le morceau. Le « saucisson » est un point de départ où tout est possible.
Aujourd’hui, on recherche des morceaux très originaux, peu connus, ou mieux, on les invente, leur octroyant parfois une mélodie complexe et un traitement rythmique qui se veut inhabituel. Le besoin de surprise ne tarit pas. Et tant mieux. Ce que nous apprennent les anciens et leur « saucissons » n’est pas tant l’originalité que la liberté, pas tant le morceau en lui-même que l’interprétation et l’expression.
On considère peu ces saucissons, souvent trop entendus. Et on a raison : un morceau de musique, ce n’est rien. C’est juste un point de départ…
Eric Desgrugillers
« D’ailleurs, la différence de tonalité fait ressortir la mélodie en la séparant des basse »
C’est de l’humour ?
Bonjour,
et bien non! ce n’est pas de l’humour! Dans les collectes des années 1970-80-90, bon nombre de joueurs d’accordéon diatonique utilisent cette façon de faire. Ce qui nous semble un peu fou, voire pas très sérieux, avec nos exigences esthétiques d’aujourd’hui. Nous sommes nourris de toutes sortes de musiques (radio et autres médias) et notre oreille, bien affûtée, n’a plus du tout les mêmes repères qu’il y a cinquante ou soixante ans au fin fond des campagnes.
D’après les témoignages de danseurs et de musiciens traditionnels de cette époque, c’est la mélodie qui est importante, et la cadence aussi. Sauf que la mélodie a besoin de ressortir (avec une sono et un bon sonorisateur c’est facile, mais sans, il faut trouver d’autres solutions!). La cadence est assurée par les basses qui servent de « batterie », de moteur rythmique. La mélodie a besoin d’être en relief et de couler, de se poser sur ce moteur; alors ça n’a aucune importance que la mélodie et les basses soient dans la même tonalité. Le propos n’est pas là. Au contraire, avec une mélodie en do, les basses sont souvent en fa ou en si bémol. C’est tellement courant que je ne peux pas croire à une erreur ni un hasard.
Ce décalage de tonalité fait ressortir la mélodie, la met en exergue (cela tient très certainement aux dissonances et aux rapports harmoniques).
Il faut bien garder à l’esprit qu’à la base, ces musiques sont modales, et qu’elles n’ont pas besoin d’harmonie, d’accords ou d’accompagnement pour exister.
Les intervalles naturels ne sonnent pas de la même manière que les intervalles tempérés. Tous les instruments harmoniques (piano, accordéon, guitare accordée avec un accordeur…) sont tempérés. Alors comment retrouver la spécificité modale des intervalles naturels (quinte et quarte plus hautes, tierce plus basse, par exemple), sinon en utilisant les dissonances avec les instruments tempérés ?
Le débat est complexe.
Toujours est-il que cette pratique atonale de la musique à l’accordéon est avérée en Auvergne sur deux ou trois générations…
Et oui! En Auvergne on n’a pas eu besoin d’attendre les expériences tono-modales jazzistiques de John Coltrane, nos accordéonistes le faisaient déjà très bien!
Bien musicalement à vous,
Eric.
Merci Eric pour les précisions.
Désolé, j’ai plein d’autres questions…
Pourquoi cette analyse est faite sur des collectages très récents (1970, 1980, 1990) ? Volontairement limité aux diato ?
Pourquoi ne pas prendre en compte les enregistrements plus anciens, les chromatiques, les mixtes, le jeu des artistes (Ségurel par exemple) ?
Bonjour,
merci pour ces questions tout-à-fait légitimes! L’année 2015 ne fait que commencer, il y aura d’autres analyses de « saucissons », qui prendront en compte d’autres instruments, d’autres époques, et d’autres musiciens.
Il est vrai que je n’ai pas clairement expliqué mon choix de documents sonores. Pour étudier de façon approfondie les types de jeux sur les « saucissons » il faudrait le cadre d’une thèse ou d’une publication importante. Tant de choses à dire. Cette rubrique sur le site de l’AMTA permet d’effleurer les choses, de sensibiliser, de faire passer quelques idées, de faire réfléchir, de comparer, bref, de se poser des questions (ça marche!).
Ces « tubes » des musiques traditionnelles du massif central sont souvent des morceaux simples, c’est-à-dire avec peu de notes et un ambitus limité, donc très propice à l’expression personnelle et à la liberté du musicien.
J’ai souhaité, pour cette première approche, prendre quelques documents extrait d’une seule et même enquête, une veillée au Buffadou à Saugues en 1990 où des musiciens amateurs locaux s’étaient réunis.
Il est très important de faire écouter le jeu des grands artistes, comme Bouscatel et Momboisse, mais tout aussi important de faire découvrir ce qui est proposé par des artistes amateurs locaux, anonymes pour certains.
On s’aperçoit rapidement que derrière l’apparence d’un jeu parfois modeste, se tient un véritable point-de-vue, un véritable discours musical. La musique n’est pas réservée qu’aux grands virtuoses (qui nous font rêver, nous inspirent et nous enthousiasment…), elle est aussi l’expression de tout un chacun. Faire avec ce que l’on est : c’est le propre des musiques de tradition orale. La tradition c’est la continuité, mais aussi la transformation, l’évolution.
Les collectes récentes sont aussi importantes que les enregistrements anciens.
Par ailleurs, nous souhaitons faire découvrir le fonds sonore de l’Agence, ces milliers d’heure où des centaines de musiciens ont laissé leur trace. Il est de notre devoir de les faire entendre, et de partager avec les personnes qui nous suivent ces expressions musicales originales, collectives ou individuelles.
Ceci dit, je ne pourrai pas résister longtemps, l’envie d’une petite chronique sur Henri Momboisse me tarabuste… à suivre!
Eric
Merci Eric !
Vivement les prochaines chroniques 🙂
Bonjour Eric
Cette chronique est tout à fait passionnante. L’année 2015 s’avance et j’attend avec plaisir les prochaines chroniques : quid de celle sur Henri Momboisse ?
JMi
Bonjour,
merci pour toutes ces pages, une « amélioration » peut-être, serait de mettre un lien sur le mp3, (pour permettre le téléchargement).
Pour travailler ces airs, il est bien de les avoir en mp3 sur l’ordi, et de mettre en boucle …
Merci encore
Claude