Toutes les bourrées ne sont pas nécessairement jouées ou chantées pour la danse. En témoignent les deux extraits qui suivent et qui ne sont qu’un aperçu d’un répertoire assez vaste et méconnu : la chanson sur un rythme de bourrée.
Pour y voir clair, trier les éléments de nos connaissances, nous avons souvent besoin de catégoriser, de classer, de mettre un mot, une notion sur des faits. Mais les faits dépassent souvent nos cadres étroits. Par habitude, nous opposons la chanson narrative en rythme libre à la musique à danser, contrainte par les pas de danse. Mais les choses ne sont pas aussi simples, et ces chansons longues sur un rythme cadencé ne correspondent à rien de bien défini dans nos pratiques actuelles. Pourtant le répertoire collecté abonde de marches et de bourrées narratives.
La chanson qui suit est chantée par Mélie Serre, chanteuse de bourrée bien connue à Cheylade (cantal), mais qui excellait aussi dans la chanson narrative et mélancolique. « Je vais à la fontaine » a été enregistrée par Didier Huguet, Achille Tissit et Zite Galvain le 12 juin 1984.
Cette chanson est bien connue dans la tradition orale, elle a été repérée en multiples versions par Patrice Coirault (1722-La fille au cresson) et Conrad Laforte (I, H-4, La fille au cresson), les deux grands érudits qui ont catalogué les chansons traditionnelles.
Les filles qui tombent dans l’eau sont un classique du répertoire de bourrées en Massif central, mais c’est un peu différent : la chanson est cohérente, les couplets se suivent et racontent une histoire bien identifiée et connue ailleurs sur un rythme libre.
L’aspect narratif est souligné par l’interprétation de Mélie Serre : la chanteuse change de tonalité sur les trois premiers couplets, comme autant de scènes différentes. Ce procédé est assez répandu, et constitue une relance très efficace. Les variations mélodiques et rythmiques sont nombreuses, suivant les contraintes de textes (syllabes en plus ou en moins, accentuation de tel ou tel mot…). La partition nous renseigne bien à ce sujet :
L’alternance des syncopes et des croches régulières semble s’organiser en fonction du discours, les mêmes motifs rythmiques se retrouvent, varient très peu, mais suffisamment pour passer par toutes les étapes possibles de la variation du rythme de bourrée. Par ailleurs, certaines notes sont mobiles (si et si bémol) et sont employées sur la première phrase musicale, celle qui introduit la suite de l’histoire à chaque couplet.
On peut voir que le mélodie du premier couplet n’est qu’une variation du tralala, et que c’est seulement à partir du second couplet que la mélodie change et s’enrichit. Plus l’histoire avance, et plus la mélodie avance également. À partir du quatrième couplet et jusqu’à la fin, la tonalité se stabilise et les motifs des phrases musicales ne sont plus « inventés », mais sont puisés dans les deuxième et troisième couplets. Il faut ajouter à cela une très grande souplesse vocale donnant au rythme de bourrée une grand élasticité.
C’est dans le tralala que la danse se fait sentir le plus, que la chanteuse passe de la narration au chant à danser. Il est certains que les danseurs, s’ils tentaient de suivre toute la chanson seraient inévitablement relancés par la récurrence du tralala. Pour Mélie Serre, cette chanson est très clairement une bourrée, susceptible d’être dansée, malgré le doute des collecteurs. Pour nous, la légèreté apportée par ce rythme exprime parfaitement bien la moquerie de la fille envers ses sauveurs et l’ironie de la situation.
Mais la bourrée n’est pas toujours aussi évidente, et peut remplir un rôle inattendu, assez éloigné de son contexte d’origine, le bal. Voici une chanson interprétée par Mme Donnadieu, d’Anglars de Salers, et enregistrée par Olivier Durif et Jean-Claude Rocher le 23 mars 1991 :
Encore une chanson connue (Coirault : 01402 – La Pernette ; et Laforte : I, B-3, La Pernette). En voici le texte et la traduction :
Il s’agit très clairement d’une complainte, ici toute en occitan (la plupart des versions sont soit en français, soit en français et en occitan, et beaucoup plus rarement entièrement en occitan), longue de 13 couplets. La chanteuse affirme qu’elle était chantée pour les réveillez (quête des oeufs à la période de Pâques). Le répertoire rituel des réveillez, dont le thème principal est la mort, a été très fortement influencé par la religion et présente des textes à caractère sacré. Cependant, l’ancienneté de ces rites de passage liés à la mort, bien au-delà de l’implantation des valeurs catholiques, a permis à tout un répertoire païen de perdurer en dehors de l’influence religieuse. C’est le cas de cette chanson, mais ce n’est pas la seule.
La mélodie est simple et efficace, assez typique du répertoire de réveillez (modalité, présence de deux centre modaux (ici ré et sol), faible ambitus, répétition de motifs). Ici, le rythme est lent et détaché de la danse. Il est coupé par les respirations qui jouent le rôle de silences, mais est pourtant bien présent dans la triple alternance des motifs rythmiques (noire-croche, croche-noire, trois croches). Le répertoire de réveillez ne se danse pas, il accompagne la marche des personnes allant quérir des oeufs de maison en maison, et les stations à chaque fenêtre. Une chose curieuse, ce répertoire présente d’autres chansons sur le même rythme pour la même utilisation.
Il est possible que ce rythme, ne servant pas dans ce cas en premier lieu la danse, joue plutôt ici un rôle de ciment social : tout le monde l’a dans la tête et il est plus facile de partager une chanson collectivement à partir d’éléments communs. Comme le conte, le rythme de bourrée fait appel à l’imaginaire collectif et à ce qui lie les hommes entre eux.
Ne croyons pas que la chanson traditionnelle représente la tradition, ou que la bourrée représente l’Auvergne. La chanson traditionnelle, tout comme la bourrée dont elle emprunte souvent le rythme ne sont pas des éléments identitaires en soi. C’est ce que les sources orales nous apprennent. Ce sont des outils de l’imaginaire, des ustensiles artistiques permettant de construire et de partager la pensée. Ce sont des pièces de Lego musical à assembler, à renouveler, à adapter à la circonstance, comme sortir du bal pour en faire un élément narratif marquant.
Les cloisons ne sont pas étanches, n’ayons pas peur des mélanges. La musique peut tout exprimer, profitons-en. Prenons des bouts de bourrée pour en faire autre chose, gardons juste l’esprit, juste ce qui nous plaît, sortons des sentiers battus…
E. Desgrugillers
La ligne mélodique d’Aval dins una comba ne te rappelle pas celle de Depuis Paris jusqu’à Valence, avec un nombre de mesure différent ? Pour moi, c’est évident.
Claude Flagel