Quand on perd ses grands-parents, c’est une part de soi qui s’en va, du moins qui s’éloigne subitement, très loin, avec une indescriptible douleur. Celle, si tendre et si bienveillante, qui me rattachait comme une évidence à mon rempotage auvergnat, mes vibrations primitives des Combrailles, qui prenait une place folle dans mes inspirations, qui était l’évident centre de gravité de mes envolées lyriques, qui peignait si justement le trait de ma vie comme un fil d’équilibriste, entre mes rêves d’artiste et la réalité de mon existence ici, en pleine campagne rude et dépouillée… Et bien sûr, celui
qui, tant silencieusement, nous avait émerveillés par ses attentions mêmes distantes, ses délicatesses, d’aimer le Beau, la musique classique, le cinéma d’auteur, l’Afrique rêvée, la vie en général, depuis sa chaise de bureau qui le consolait tout petitement de son hémiplégie presque quarantenaire… Les éclats de rire, les phrases du coin, les facéties de grand-père, les tendresses de grand-mère… Tout cela s’envole en laissant une ombre pesante sur nos saillies quotidiennes. Il faut se faire, en faisant, sans cesse; et pourtant les êtres disparus nous raccrochent à des passés prégnants qui nous enseignent les belles choses, le respect et la sagesse. Ainsi que l’importance de la vie.
J’ai aussi perdu, il y aura dans six jours quatre mois, un grand-père fondamental; un de ceux dont le patrimoine génétique n’a étonnamment rien en commun avec soi. Un de ceux dont le patrimoine humain a étonnamment beaucoup à relier avec soi. Un de ceux qui vous racontait des histoires avant de vous endormir, dès la première utilisation du petit lecteur CD qui m’avait été offert lors de ma communion, des histoires à dormir couché… couché, allongé de tout mon long pour atteindre les sommets géniaux de cet être hors du commun dont la musique ne cessa de me bercer jusqu’à son départ pour le pays du silence éternel. Sa stature d’homme fabriqué avec grand soin artistique toujours en mouvement dans ma tête : un film vieux comme le monde qui ne s’arrête jamais, la subtile danse des sourcils qui dit le désir profond de jouer la note, de faire le son; les lunettes reliées d’un cordon qui rappelle les choses matérielles comme une sagesse un peu moquée quand derrière les projecteurs c’est le reflet du public déformé qui luit dans le pavillon de son trombone… les cheveux en forme de vie qui racontent la suite de l’histoire, la vraie fin comme un conte secret malicieux, et tel un gracieux couperet, le regard inspiré invariablement accompagné d’un sourire qui passe comme un TGV pour rappeler que la sériosité vit dans l’absurde, plutôt le rêve, et que les enfants savent mieux que personne ce que pourrait être la théorie de la croissance.
Le son du trombone me brûle encore et c’est avec le plus grand des respects pour son génie que je crachote depuis quelques jours dans une embouchure similaire . C’est comme un membre du corps que j’aurai toujours ignoré.
Il a fallu que tu partes, alors même que tu m’avais laissé sur des starting blocks, pour que je prenne conscience de la beauté infinie de tout ce que ton oeuvre a eue comme influence primordiale sur mon appréhension, simple, viscérale, précieuse et attentionnée de la chose artistique.
Aujourd’hui, je joue aux côtés de quelques de tes meilleurs amis, de ton fils… C’est désormais souvent pour toi que je tente, comme je peux, de faire vibrer mon maladroit violon… Pour te montrer que la musique continue ici-bas… Comme si c’était à mont tour de bercer quelque chose… de te raconter la vieille charbonnière qui aurait pu discuter magie avec ta mémé de Joncherette… Même en mi-bémol… Malgré que, comme tu me l’avais dit sur les marches de l’atelier jaune : « ah, le problème c’est que vous les violoneux, vous ne jouez qu’en sol… »
Maintenant ce sol est fertile de tes sillons creusés profonds dans les âmes de tes rencontres, et je peux t’assurer que jamais plus la musique ne reculera quand l’esprit avance.
Que vive éternellement avec fougue et impertinence l’Interlocale des Terroirs Bousculés, bousculés par ta présence, encore forte, et tout simplement.
Lundi 14 octobre 2013
Wilton Maurel