Puis vint le matin où on l’entendit parler tout seul lorsqu’il traversa le village, égaré dans ses pensées, perdu dans son monde, isolé du reste du village comme jamais il ne l’avait été.
– C’est trop tard, je n’y arriverais pas tout seul.
Dans les mois qui suivirent, tout recommença pour atteindre des niveaux de cataclysme jamais vus. Les gens d’Alleuze ne pouvaient quasiment plus sortir sans risque de se faire embarquer par une tourmente ou une crue subite de la rivière. La vie était devenue impossible à cette population délaissée de tous et qui résistait quand même.
N’y tenant plus, ils allèrent à la rencontre du berger comme ils l’avaient fait auparavant, mais il les bouscula pour passer en leur disant :
– Je ne peux rien faire. Laissez-moi.
La situation se dégradant, ils revinrent à la charge.
– Je ne peux rien faire. Je ne vais tout de même pas vous le répéter tous les jours. Si vous voulez un conseil, partez d’ici tant qu’il en est encore temps. Je ne peux même pas imaginer ce qu’il va se passer.
Et montant de la foule détrempée et apeurée :
– Mais qu’est-ce que c’est ?
– C’est que ce n’est pas une vouivre qu’il y a sous nos pieds… Mais trois !
La première suit la Truyère.
La deuxième l’Ander.
Et la troisième vient du Jurol.
Et les trois arrivent au même endroit sous le château. Eh oui ! trois têtes de vouivres pour Alleuze, c’est trop et je n’arrive pas à les caler. Ça se bagarre la-dessous et j’ai bien peur que tout explose, la terre et nous avec. Je vous l’ai dit, fuyez. Partez loin d’ici.
Vital Cussac, qui jusqu’à présent n’avait fait preuve que de retenue et de prudence, dit :
– On ne va pas partir comme ça. Et d’abord, où aller ? Tout ce que l’on a est ici.
Et se tournant vers le berger :
– Heval, si tu n’y arrives pas tout seul, on peut t’aider.
Un silence se fit dans l’attente de la réponse du berger, qui leva les yeux au ciel et traversa la foule pour rentrer chez lui. Et sans se retourner, après avoir réfléchi :
– Que les hommes valides soient là demain à l’aube avec leurs outils de carriers.
Lorsqu’il sortit de sa maison, ils étaient tous là.
– Je vais faire le tour de tous les nœuds des vouivres avec vous et on fera des équipes pour que tous les chantiers puissent planter leur pierre dans les colonnes des bêtes. S’il en tourne, on aura fini ce soir. J’ai déjà marqué tous les emplacements. Allez, on y va !
Ceux du village sont partis comme on part à la guerre, plein d’inconscience et de bonne volonté. Le soir, toutes les pierres étaient plantées et lorsqu’Heval Arfeuille, berger du village d’Alleuze, en fit le tour pour en vérifier l’efficacité et la qualité, il félicita tout le monde et dit :
– On ne peut pas mieux faire. Maintenant, il ne nous reste qu’à attendre.
Ce ne fut pas long. Le temps se calma. Tous les jours Heval faisait le tour de ses pierres et tous les jours, il rentrait le visage fermé de celui qui ne comprend pas.
Ses raisons ne se firent pas attendre.
Petit à petit, des ondes, des turbulences, des vibrations partant du château rendaient la vie fragile et périlleuse. Le sol bougeait. L’eau de la Truyère en bouillait derrière la forteresse et la terre se calcinait par endroit.
Une nuit, un des gardes du château avait observé des éclairs immenses qui sortaient de la cour d’enceinte, montant verticalement jusqu’au ciel, dont le diamètre dépassait les deux mètres.
Observant la situation jour et nuit, car depuis quelques temps, à l’aide d’une lampe, il surveillait tous ses points d’ancrage, c’est lui, Heval Arfeuille, qui demanda à voir tous ceux qui l’avaient aidé la fois passée.
André Ricros