Le monde de la danse traditionnelle est un monde de mystères, ou plus exactement un monde de questions dont un certain nombre reste sans réponses. Si l’origine de la bourrée est inconnue, on est capable de reconnaître dans quelques unes de ses formes des éléments visiblement empruntés à d’autres danses.
Ces autres danses, difficiles à nommer, à distinguer, à identifier sont souvent jetées dans un mot fourre-tout, bien pratique : la contredanse. Sans épiloguer, ni problématiser sur ce terme, il est assez évident que certaines figures bien connues de nos bals traditionnels y font référence (nous pensons aux éléments dit « chorégraphiés », comme la chaîne anglaise, les tiroirs, les moulinets, etc)
Toute cette terminologie se retrouve dans la description d’une danse française, le quadrille, dont on situe l’origine au XVIIIe siècle dans les salons parisiens, passée assez rapidement dans la pratique populaire, et dont il existe dans les descriptions de danses anciennes de nombreuses versions. Danse obsolète, délaissée par l’époque moderne, elle est, dit-on, progressivement tombée dans l’oubli, et ce dès le XIXe siècle.
Ce quadrille est devenu une danse traditionnelle aux Antilles, mais pas seulement. Plusieurs documents oraux, issus de différentes collectes et d’enregistrements des années 1960 et 1970, montrent de façon claire la pratique du quadrille dans la tradition orale en France métropolitaine, et plus particulièrement en Auvergne et Limousin, au moins pendant la première moitié du XXe siècle.
Nous aurons l’occasion de revenir sur ces sources dans un prochain article, et de se demander pourquoi, dans la Montagne Bourbonnaise, n’a-t-on jamais (ou presque!) cessé de danser une forme populaire du quadrille, dont on sait qu’il était encore dansé dans les cafés ou autre lieu dans les années 1960 ?
Toujours est-il qu’en s’intéressant un peu par hasard à la musique de cette danse, courant 2019, nous n’avions aucune idée de ce que nous allions vivre, et de l’incroyable découverte que nous allions faire et que nous allons vous relater ici !
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Tout commence par une visite inattendue de la conteuse Maryline Malot, accompagnée du musicien Olivier Gitenait, tous deux cherchant du répertoire de bourrées de la Montagne Bourbonnaise pour un projet de spectacle vivant.
J’ai donc commencé à éplucher des fonds et des copies déposés à l’AMTA concernant ce territoire et que, je l’avoue, je n’avais pas du tout traités. Malheureusement, à part quelques airs disséminés, comme « la ciappe », je n’ai pas trouvé d’autres bourrées spécifiques à ce territoire, mais pléthore de scottishes et surtout, le quadrille, dont chaque enregistrement ou presque fait état.
Olivier a cependant poussé le bouchon un peu plus loin, ne renonçant pas aux bourrées, et m’a apporté pour numérisation deux cassettes enregistrées par Bernard Blanc contenant effectivement des bourrées jouées par des musiciens de la Montagne Bourbonnaise qui m’étaient parfaitement inconnues, et, bien évidemment, le quadrille !
Dans les fonds de la jimbr’tée et de Jean Dumas : le quadrille !
Cette omniprésence ne m’a pas laissé indifférent, et remettant l’étude des bourrées à plus tard, je me suis lancé dans celle du quadrille…
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Le premier enregistrement que j’ai écouté est celui de Jean Dumas : parmi toutes les chansons qu’il a enregistrées se trouvent trois airs instrumentaux dont le quadrille de la Montagne Bourbonnaise, joué le 19 février 1961 à La Chabanne par un vielleux dont le nom n’est pas précisé. Le jeu de vielle est tout-à-fait remarquable, et le quadrille est joué en entier, sans hésitation. Voici cet enregistrement :
Un tel musicien ne pouvait passer inaperçu, j’ai donc consulté les autres fonds pour savoir si on parlait d’un bon vielleux dans le coin, où pour trouver d’autres enregistrements du même musicien, dont le style me semblait suffisamment marqué pour être reconnaissable.
Un nom revient, plus exactement, un surnom : « le Grand Roc » (prononcez « le grand rô »). Musicien mythique s’il en est, comme en témoignent les recherches de la Jimbr’tée qui s’est intéressée à lui. Seulement, aucun enregistrement n’existait, seulement des impressions et des témoignages alimentant la légende.
Jacques Magnet de son vrai nom semblait mener le quadrille comme personne. Les membres de la Jimbr’tée ont alors tenté à partir de différentes enquêtes menées sur le terrain de reconstituer le fameux quadrille du Grand Roc. J’ai écouté cette reconstitution et j’ai été frappé de la similitude avec l’enregistrement de Jean Dumas à un détail près : deux figures étaient inversées (la Poule et la Pastourelle). À part cela, tout était conforme si ce n’était le style (ornements, placement rythmique).
En consultant les fiches de Jean Dumas concernant les enregistrements qui ne sont pas encore déposés à l’AMTA et qui constitueront le dernier lot et quatrième à traiter sur ce fonds, je me suis aperçu que Jean Dumas a enregistré deux Jacques Magnet différents, deux chanteurs qui n’ont pas la même voix. Le premier est un habitant de La Chabanne dont Marie-Thérèse Bach a retrouvé la descendance. Le second est surnommé « Le grand Roc »! Pas moins de trente chansons de tradition orale d’une grande qualité d’interprétation ! Connaissant maintenant l’oreille experte de Jean Dumas, il ne pouvait pas passer à côté.
Après consultation de l’ordre chronologique des fiches et des lieux mentionnés (La Chabanne) il est évident que le joueur de vielle et le second chanteur ne font qu’un. Cela a été précisé par un extrait du fonds de Mme Laurent, où le même enregistrement (même ambiance sonore, mêmes bruits environnant, mêmes variations au même moment) se fait entendre (est-ce une copie ? est-ce un second enregistreur présent en même temps que Jean Dumas ?). Sur l’étiquette de la bande magnétique est précisé cette fois le nom du vielleux, ainsi que son surnom. Nous n’avons donc plus de doute sur son identité !
Il existe donc bien un enregistrement du Grand Roc, et c’est Jean Dumas qui l’a réalisé. En voici la partition :
Compte tenu des motifs mélodiques, j’ai choisi une mesure à quatre temps pour noter cet air, mais une mesure à deux temps est tout aussi pertinente (c’est ce que j’ai fait pour les autres morceaux). On remarquera quelques irrégularités dans la mesure, en particulier à la fin des phrases. Cela s’explique par la répétition d’un motif (voir mesure 9) ou par une note tenue, permettant certainement aux danseurs ayant fini une figure de se placer pour la figure suivante.
L’énergie dégagée par la musique de Jacques Magnet laisse envisager le fait que les danseurs font preuve d’une certaine dynamique, et que cette danse n’est pas du tout « plan-plan », pour ainsi dire.
Contrairement au quadrille des Lanciers qui se compose de cinq contredanses, nous avons ici 6 parties, comme dans le quadrille français du XVIIIe siècle, dont on retrouve quelques noms de figures (poule et pastourelle). Les autres figures sont nommées différemment et leur ordre est également différent, qui semble constant :
1 – première figure
2 – En avant quatre !
3 – Poule
4 – Pastourelle
5 – petit galop
6 – Au galop ou Grand galop
L’inversion de la poule et de la pastourelle dans la version de La Jimbr’tée m’a interrogé, voici ce qu’on entend dans d’autres sources.
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Maryline Malot est revenue me voir avec un petit vanity contenant des bandes magnétiques à numériser : il s’agit des enregistrement de Mr Laurent, dit « Yaya », petit-neveu du grand Roc, qui ont été confiés par sa femme.
la bande magnétique n°5 s’intitule : « vieux airs et contes du pays ». C’est celle que j’ai numérisée en premier. Bien m’en a pris ! l contenu est formidable, dont deux extraits du quadrille, interprété par d’autres musiciens. Les versions sont un peu différentes, mais il s’agit du même quadrille, à n’en pas douter !
voici le premier extrait interprété à l’harmonica :
Le style est tout-a-fait intéressant, la cadence est assez vive et faite assurément pour la danse. voici la partition :
L’enregistrement est plus tardif d’une dizaine d’années que celui de Jean Dumas, mais les trois figures présentes ici développent la même ossature mélodique que celle de Jacques Magnet. La cellule rythmique croche-deux doubles, très efficace en soufflé-aspiré à l’harmonica, est ici récurrente. On peut dire que l’air est adapté à l’instrument, les variations ne tenant pas seulement de la mémoire, mais des contraintes techniques propres à l’harmonica.
Un autre musicien, que les membres de la Jimbr’tée ont également rencontré, Mr Lucien Gay, des Jomaries, toujours sur la commune de La Chabanne, interprète le quadrille à l’accordéon :
Quelques mots sur cet enregistrement : Lucien Gay cherche les airs et les premières tournes de chaque figure ne sont pas toujours très stables. Nous avons noté sur la partition les deuxièmes tournes quand elles étaient meilleures. Vous pouvez entendre 6 airs, mais le cinquième ne fait pas partie du quadrille, il manque donc la figure de la poule pour que ce soit complet, mais la place de la poule, avant ou après la pastourelle est ambiguë : on ne peut pas déterminer s’il s’agit d’un manque de mémoire de l’informateur ou si c’est volontaire. Cela explique peut-être l’inversion évoquée plus haut.
Mr Gay développe un style mélodique très orné (que nous avons tenté de noter), et qui est doublé d’un accompagnement rythmique dans une autre tonalité, fait musical assez courant dans le jeu d’accordéon diatonique. Cette version est plus proche que la précédente de celle du Grand Roc, malgré des particularités mélodiques. On y retrouve le même motif de fin de figure, et le même type d’irrégularité de la mesure entre les moments dansés.
Les quelques hésitations du musicien laissent entendre que la pratique du quadrille était déjà ancienne en 1972, alors que l’extrait du repas des anciens, quelques jours plus tard, quoique tronqué, semble dire le contraire. Nous reviendrons sur ce sujet dans un prochain article.
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Vous pouvez donc remarquer que le petit village de La Chabanne, dont nous avons déjà parlé dans un article précédent, est un haut lieu de la pratique du quadrille, et dont une version mélodique qui semble locale est partagée en plusieurs versions par les musiciens.
Pour vous laisser le temps d’apprécier et de vous imprégner de cette mélodie, nous réservons notre prochaine mélodie du moment à l’étude précise des figures et à la comparaison avec d’autres versions.
Dans tous les cas, la Montagne Bourbonnaise n’a pas fini de nous dévoiler toutes ses richesses musicales !
Eric Desgrugillers
Pour aller plus loin :
retrouvez ces enregistrements et d’autres concernant la Montagne Bourbonnaise sur Infrasons, la cartographie sonore développée par le CMTRA et l’AMTA : https://infrasons.org/cartographie/
Merci pour cette superbe découverte que je fais grâce à Marie-Thérèse Bach que j’ai eu l’occasion de rencontrer. Bien qu’originaire de la montagne boubonnaise (mes grands-parents étaient originaires de hameaux du Mayet de Montagne, mes parents l’ont quittée pour travailler en région parisienne (1958). J’ai participé au début du Bourdon Clud à Paris (1970/75). Nous avons retrouvé la photo d’un vieille oncle, Francis Ramillard, frère de mon grand-père paternel, famille d’agriculteurs, endimanché, tenant un violon à la main. Il a du en jouer entre les deux guerres. Je l’ai connu un peu, il est mort dans les années 70, mais je l’ai jamais vu jouer…