« Emmerde pas les poules, qu’elles pondront des œufs carrés ! » balançait elle rituellement à son fils, campé comme un I dans la terre juste derrière elle, lorsqu’elle donnait à manger à ses volailles chéries.
« Et les œufs carrés, j’peux t’dire, c’est pas facile à manger! »
La Gillette Piau, puisque c’était son nom, tenait énormément à cette théorie qui était plutôt une forme de croyance populaire largement répandue dans le Massif Central, à savoir que les poules peuvent potentiellement, à chaque instant, décider conjointement de réaliser l’insurrection du poulailler contre tous les éventuels mauvais traitements que pourraient lui prodiguer leurs maîtres, en avançant l’argument le plus tenace : si c’est comme ça, on ne pondra plus ou bien on pondra carré, ce qui revient à peu près au même.
De là, la Gillette Piau s’appliquait à chérir ses poules comme s’il s’agissait de ses enfants. Sous les yeux parfois amusés de son fils, elle leur parlait, les réconfortait, les plaignait, les caressait, variait leur alimentation autant que faire se peut… Si bien qu’elles pondaient toujours de bon gros œufs. Mieux encore, elles pondaient quasiment sans arrêt, à tel point que le coq, qui s’appelait Dario Moreno, fut totalement aphone au bout de la deuxième semaine. Il fut rebaptisé « Jonnhy ». Comme elle voulait aller plus loin dans l’expérimentation, elle rendit visite à Zorzeto, le VRP quincailler du village, pour qu’il lui vende une poêle. Quand elle pénétra dans la droguerie elle s’écria : « je voudrais une poêle confortable, la plus confortable de vos poêles ». Et quand elle l’eut en main, elle glissa son achat sous les fesses de sa poule préférée : Simone Veil. Le lendemain, la trouvaille remporta un vif succès : Simone avait pondu un œuf au plat. Tout chaud, sur la poêle, il cuisait tranquillement, abrité par les plumes douillettes de sa maman. Mais la Gillette ne s’arrêta pas ici, trop près du but. Il lui fallait la confirmation que tous ensemble, les colocataires de son poulailler pouvaient pondre une omelette aux lardons. Pour cela, elle fabriqua un poulailler à la mesure de ses hôtes des plus délicats : avec des draps et de la paille elle confectionna des matelas, puis des édredons individuels et même des oreillers, fit installer un gros poêle qui chauffait la pièce en permanence ainsi qu’un pick-up qui diffusait les opéras les plus gracieux. Régulièrement, dans la journée, elle venait déposer sur le sol des poèmes écrits à leur gloire ou des gerbes de fleurs des champs ramassées dans les jachères. Au bout d’une semaine, c’était une omelette aux morilles et aux fines herbes qui était née par un beau matin. Puis elle se lança dans le pari plus fou encore de l’île flottante.
Mais à ce stade du récit, il me semble indispensable de traiter un autre aspect de cette histoire, que le fils garda enfoui dans ses souvenirs les plus difficiles… La Gillette, à force d’occuper tout son temps à ces expériences, avait tout bonnement arrêté ses autres activités. Plus de lait, plus de potager, plus de pain… Même les cochons sont morts de faim.
Et comme il n’y avait rien d’autre à manger, elle ne se nourrissait que de recettes dont l’œuf était l’ingrédient principal. Au bout d’un moment, elle devenait tellement musclée qu’elle cassait les portes en les ouvrants, et qu’elle n’eut plus besoin de tracteurs pour transporter le foin. C’était devenue une force de la nature qui s’adonnait, sur les conseils de ses voisins, à une pratique très assidue du catch et du Kung Fu. Les gens ne l’appelaient plus que Pugilette. Et cette femme, qui était devenue monstrueuse, n’eut très vite que ses poules à qui parler. Elle arrêta donc de se laver, de se coiffer et de s’épiler.
Elle faisait tellement peur à voir, que dans le village, toutes les femmes qui croisèrent son regard ne firent plus que des enfants carrés.
Wilton Maurel