Photographie du 3 juillet 1924, de J. Bonnefoy
…Tout en passant d’un visage à l’autre, tous ces visages me devenaient de plus en plus familiers, je me sens tout particulièrement attirée par celui de la jeune fille au troisième rang à gauche, en partant du bas. Cette jeune fille semble appartenir à un autre monde. Elle dépareille totalement du reste du groupe. On dirait même qu’elle porte un masque, celui d’un personnage de fiction dans un film muet des années 1930.
Évidemment, je ne néglige pas le sort très difficile des femmes et jeunes filles vivant dans les départements occupés par l’ennemi pendant le conflit. Elles étaient sans nouvelle de leurs familles et de leurs maris pendant toute la guerre et elles devaient subir une occupation très dure de la part des Allemands. N’oublions pas que de nombreux viols ont parfois été commis…
Néanmoins, je préfère envisager que cette jeune fille, dont l’adolescence a été maltraitée, cherche une échappatoire vers une nouvelle mode, celle des années folles, avec une silhouette tubulaire, figure de mode androgyne qui hésite entre masculinisation et invention d’une nouvelle féminité.
J’ai la sensation qu’elle rêve de fuir sa terre natale où elle ne respire plus, où tout l’asphyxie… Un passé peut être douloureux ou tout simplement le désir de découvrir le monde, la vie fascinante des grandes villes qui lui parait plus distrayante, fantasmagorique.
J’aime à penser que ce personnage imaginaire qu’elle s’est composé à partir d’un film de Charlie Chaplin, ou d’une personnalité romanesque pour son époque, révèle un certain désir de prendre la clef des champs, de se libérer et de se ressusciter ailleurs, vers un monde meilleur…
Revenons un peu sur cette photographie de conscrits. Nous avons, au premier rang, huit musiciens, tous d’un d’âge mûr, et de ce fait, il semblerait que ces hommes ou du moins la plupart d’entre eux, ont dû subir les atrocités de cette grande guerre de 14-18.
Ce nombre important de musiciens accompagnant ces jeunes gens témoigne d’une grande solidarité au sein de cette population de mineurs.
Je m’attarderai plus particulièrement sur le troisième musicien en partant de la gauche. Ce joueur de trombone à piston attire tout particulièrement mon attention par sa froideur.
Je vois un homme brisé, lourd de souvenirs insoutenables. Je dirai de lui qu’il a une « gueule », celle qui en raconte longuement… sans un mot, sans parole, sans même entrouvrir les lèvres.
Son regard reste sans expression comme s’il n’éprouvait plus aucune sensation. Que peut ressentir un homme après avoir vécu l’horreur, l’inimaginable ?…
Sortir de la guerre, c’est sortir d’une sorte d’état de sauvagerie !
A travers son visage, on imagine une énorme tristesse et une souffrance que rien ne sauraient apaiser… Des amis disparus, une santé détruite, quatre années perdues, voilà un constat bien pitoyable et le retour à une forme de banalité du quotidien peut sembler insupportable.
Maintenant, pour lui, il ne s’agit pas seulement de retrouver une place, mais de retrouver « sa » place dans ce monde qui a tant changé en son absence.
Au milieu de ces jeunes gens et même s’il a perdu la foi dans les valeurs morales et spirituelles qui ont fait la grandeur de la France et de l’Europe, sa présence témoigne qu’il veut croire que cette guerre, qui lui a fait tant de mal et qui vient de s’achever, restera la dernière de l’histoire, la « der des der »…
1924 est une période où l’Europe semble retrouver le calme et s’orienter vers une paix durable et cette perspective joue un rôle considérable à lui redonner une certaine envie de se battre et d’espérer une vie remplie d’espoir pour ces jeunes qu’il accompagne musicalement ce jour.
Il reste toutefois une lueur perceptible d’inquiétude dans son regard qui ne laisse pas indifférent. Même s’il parvient à reprendre pied, il n’en reste pas moins qu’il devra vivre toute sa vie avec ses cauchemars.
J’aurais aimé rencontrer cet homme au visage morne pour percer à jour la vérité sur son histoire nébuleuse qui a l’air de le meurtrir à jamais…
Laurence